ƒ Pour le réenchantement du monde - Une introduction à Chesterton | Carnet de vie

Pour le réenchantement du monde - Une introduction à Chesterton



Article de Richard Aleman
Philippe Maxence






Gilbert Keith Chesterton m’exaspère. Il est un de ces écrivains insaisissable dont l’écriture déroute, dont les raisonnements prennent des chemins muletiers sur lesquels il est difficile de le suivre. Je l’ai quitté il y a longtemps après avoir tenté vainement d’entrer dans « la sphère et la croix », du « du monde comme il ne va pas » et de « l’homme éternel », pourtant considéré par Graham Greene comme le meilleur livre écrit au XXème siècle. J’ai clos alors ses livres avec le regret de ne pas avoir la clef d’entrée de son univers.

La fascination restait en même temps que l’exaspération. Il ne me restait que le désir d’y revenir. J’ai donc abordé le livre de Philippe Maxence avec l’espoir ténu d’y décrypter cet insaisissable et paradoxal auteur anglais. A dire le vrai, Chesterton ne peut être compris que si le lecteur a gardé, ou retrouvé, son esprit d’enfance, sa capacité à s’émerveiller. C’est la seule clef valable selon Maxence et il faut bien lui rendre raison sur ce point. Enfance ne veut pas dire naïveté, infantilisme, crédulité. Dans l’esprit de GKC, il s’agit d’un retournement du regard, d’une conversion, de cette capacité à percevoir le monde avec des yeux toujours neufs, restaurés dans la logique divine du septième jour. « Faire de notre regard le même regard que celui des anges devant le premier matin de la Création » dit Maxence dans un beau résumé.



L’enfance selon Chesterton, c’est « le sens commun transcendantal », c’est à dire l’adhésion constante à la réalité, à l’être, à la vérité. D’où l’invitation constante du créateur du « Père Brown » lancé à l’homme moderne pour que ce dernier retrouve une vision exacte de la réalité, vision perdue à partir du moment où il s’est érigé en son propre maître, en l’horizon indépassable de sa propre pensée. Philippe Maxence analyse bien le point de départ de la pensée de Chesterton : « En tombant d’une vision théocentrique à une vision uniquement anthropocentrique, l’homme n’a pas seulement perdu ou faussé sa relation à Dieu. Il n’a pas seulement perdu ou faussé sa perception et sa relation à Dieu. Il n’a pas seulement perdu ou faussé sa perception de l’homme. Il a perdu la compréhension de l’univers. La modernité n’a pas rendu l’homme aveugle. Elle a rendu son regard opaque, embué, flou, morne, voilé. Elle l’a libéré de tout lien. Mais en le libérant, elle l’a emprisonné dans une vision inversée ».

Partant de là, Chesterton sera le trublion de l’intelligentsia anglaise au début du vingtième siècle. Il vitupérera, pourfendra, laminera tout l’orgueil de la philosophie moderne qui nie non seulement toute consistance à la Vérité mais aussi la possibilité de la Vérité. Il constatera avec un amusement attristé que « Plus le temps avance, plus les hommes reculent », par bégaiements successifs, et que les clercs qui devaient rechercher la Vérité ont conduit le monde sur la voie sans issue du désenchantement. Chesterton n’aura donc comme mission que de « ruer dans les brancards » à l’aide d’une plume acerbe, leste, caustique, emportée, qui défendra sans cesse l’imagination comme reine tout en la refusant comme tyran. Il dira donc adieu au négationnisme moderne qui récuse les sens et l’imagination, atrophiant ainsi l’intelligence et nous rendant orphelin du dessein initial du Créateur.

Restaurer l’espérance de l’humain lignage en suscitant l’émerveillement. Vaste programme énoncé bien avant Jean-Paul II dans Fides et Ratio (n°4): « Sans émerveillement, l’homme tomberait dans la répétitivité et, peu à peu, il deviendrait incapable d’une existence vraiment personnelle ». Tolkien n’aura pas eu d’autre but avec la mythologie qui donna naissance au Seigneur des Anneaux. Chesterton également, et bien avant lui, défendit les Elfes contre les biotechniciens car les mythes, loin d’être des illusions, sont les révélateurs de l’essence des choses et des êtres. Par la défense de l’imaginaire et de sa traduction poétique, Chesterton dépassera le simple examen de la matérialité des choses à laquelle s’arrête tous les rationalistes, asséchant une grande part de la nature humaine : « le poète ne désire que l’exaltation, l’expansion, un monde dans lequel il puisse s’étendre. Le poète ne demande qu’à dresser sa tête dans les cieux. Le logicien, lui, cherche à enfermer le ciel dans sa tête. Et sa tête éclate », dira-t-il dans "Orthodoxie", son maître-livre. Bien souvent, cet examen du merveilleux nous mène à une réalité éternelle, remontant à la source de toute chose et de toute vie. Chesterton nous reconduit à la contemplation que suscitent inévitablement les premiers chapitres de la Genèse et le prologue de l’Evangile de Jésus-Christ selon Saint Jean. L’imagination, contraire de l’illusion, est une source forte de rébellion contre l’orgueil naturel qui s’enracine dans le cœur de l’homme. C'est aussi une attitude profondément chrétienne quand on part du principe que christianisme assume tout et ne rejette rien, ce que le non-croyant ne comprend pas.

Dans l'univers de Chesterton, comme il devrait en être d'ailleurs dans tout l'Univers, le réalisme et le merveilleux ne peuvent s'exclure parce que « le réalisme est vraiment merveilleux et que le vrai merveilleux est vraiment réaliste ». Toute séparation artificielle, tout nominalisme appliqué froidement au nom d’une froide raison, ne peut qu'entraîner un dépérissement de la faculté d'émerveillement de l'homme. Est-ce l'écho du péché originel que Chesterton a capté ? Sans doute un de ses accords majeurs, un de ces accords auquel l'Homme tend le plus l'oreille, éperdu qu'il est de la supériorité de sa logique, et qui cherche à gommer toutes les autres. Car avec le mystère de l’incarnation, Dieu a opéré un basculement, un renversement auquel ne pouvait qu’être sensible un Chesterton en recherche de Vérité. Avec l’Incarnation de Dieu, la logique du monde a été renversée. Plus exactement, le monde a retrouvé sa logique première, celle de la création, la logique divine. Il n’est pas anormal que le monde refuse ce renversement et tente, à son tour, par tous ses moyens, de réimposer sa propre logique, le sens de son propre regard. Chesterton affirme que deux types d’hommes contredisent directement la froide logique humaine et se replace dans le « renversement » voulu par Dieu, l'un dans l'ordre sacramentel et l'autre dans l'ordre artisanal : le prêtre et le poète. Paradoxalement, ce sont eux qui manquent le plus pour empêcher le monde de sombrer dans un narcissisme désespérant.

Chesterton, mystique, mousquetaire de la plume, miroir redresseur de nos travers déformants, humoriste paradoxal et décapant, reste à redécouvrir. Gageons que cet homme à pirouettes, au physique rond et aux idées carrées, qui affirmait que « Le fou n’est pas celui qui a perdu la raison mais celui qui a tout perdu sauf sa raison », aurait apprécié être dans la situation de cet homme que le chansonnier Jean Boyer faisait marcher sur ses mains durant la dernière guerre : " J'verrai l'monde de bas en haut / C'est peut-être plus rigolo / J'y perdrai rien par surcroît / Il est pas drôle à l'endroit".

ISBN-13: 978-2884820417

 By Richard Aleman

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