
Nous devenons plus responsable et plus attentionné envers notre famille, notre collectivité, le monde où nous vivons.
Nous découvrons la nécessité d'être lucide et nous ressentons un désir profond d'accomplir ce pour quoi nous nous sentons appelés.
Avec la maturité, nous devenons spontanément plus contemplatif.
Nous nous sentons poussé intérieurement à rechercher des périodes de réflexion, à prendre du recul, à rester au diapason de notre cœur."
(Jack Kornfield)
Photo :
World in harmony by =Dynnnad on deviantART
La vie adulte

Il est l'affection et le présent puisqu'il a fait la maison ouverte à l'hiver écumeux et à la rumeur de l'été — lui qui a purifié les boissons et les aliments — lui qui est le charme des lieux fuyant et le délice surhumain des stations. — Il est l'affection et l'avenir, la force et l'amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempête et les drapeaux d'extase.
Il est l'amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue, et l'éternité : machine aimée des qualités fatales. Nous avons tous eu l'épouvante de sa concession et de la nôtre : ô jouissance de notre santé, élan de nos facultés, affection égoïste et passion pour lui, — lui qui nous aime pour sa vie infinie...
Et nous nous le rappelons et il voyage... Et si l'Adoration s'en va, sonne, sa Promesse, sonne : "Arrière ces superstitions, ces anciens corps, ces ménages et ces âges. C'est cette époque-ci qui a sombré !"
Il ne s'en ira pas, il ne redescendra pas d'un ciel, il n'accomplira pas la rédemption des colères de femmes et des gaîtés des hommes et de tout ce pêché : car c'est fait, lui étant, et étant aimé.
Ô ses souffles, ses têtes, ses courses ; la terrible célérité de la perfection des formes et de l'action.
Ô fécondité de l'esprit et immensité de l'univers !
Son corps ! Le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle !
Sa vue, sa vue ! tous les agenouillages anciens et les peines relevés à sa suite.
Son jour ! l'abolition de toutes souffrances sonores et mouvantes dans la musique plus intense.
Son pas ! les migrations plus énormes que les anciennes invasions.
Ô Lui et nous ! l'orgueil plus bienveillant que les charités perdues.
Ô monde ! — et le chant clair des malheurs nouveaux !
Il nous a connus tous et nous a tous aimés, sachons, cette nuit d'hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, — ses souffles — son corps, — son jour.
Génie" pourrait être défini comme un hymne. "Chant de gloire, à la gloire de l'Homme enfin lui-même"
Source : Abardel
Photo : Jésus - La Passion du Christ.
Génie

"Des hommes et des dieux": portrait d'hommes de foi emportés par la violence.
Sobre, fort et épuré, le film de Xavier Beauvois "Des hommes et des dieux" s'inspire de l'assassinat des moines de Tibéhirine en 1996 en Algérie pour placer le spectateur face au dilemme moral d'hommes de foi emportés par la violence. Le film arrive mercredi sur les écrans français, belges et suisses, auréolé du Grand prix du Festival de Cannes en mai dernier.
Tourné au Maroc dans de somptueux paysages montagneux de la région de Meknès, "Des hommes et des dieux" relate le destin tragique de sept moines enlevés fin mars 1996 dans leur monastère isolé, proche de Médéa à 90 km au sud d'Alger, une région où les tueries succédaient alors aux massacres. Leurs têtes seules furent retrouvées le 30 mai au bord d'une route de montagne, après que le GIA de Djamel Zitouni avait revendiqué l'enlèvement et le septuple assassinat. Mais depuis lors, la déclassification de documents officiels a ouvert la piste d'une bavure de l'armée algérienne, révélée aux juges chargés de l'enquête par l'ancien attaché de défense français à Alger, le général François Buchwalter.
Sans entrer dans la responsabilité de ces assassinats, le film fait partager au spectateur le quotidien de ces hommes de foi et le confronte à leur choix éthique. En guise de prologue, il cite le psaume 81 de la Bible: "Vous êtes des dieux, des fils du Très-Haut, vous tous! Pourtant, vous mourrez comme des hommes, comme les princes, tous, vous tomberez". Xavier Beauvois s'attache à dépeindre la vie rude et austère de cette petite communauté cistercienne dévouée à la population locale, dans un monastère isolé qui sert aussi de dispensaire médical. Rythmée par la prière et les tâches quotidiennes, cette existence paisible est menacée par l'irruption de la violence, avec les assassinats imputés à des groupes islamistes d'une part et les représailles de l'armée de l'autre. Lorsque le supérieur, Christian (Lambert Wilson), refuse la protection de l'armée malgré l'imminence du danger, le doute et la peur assaillent les moines. Faut-il partir, abandonner le village à son sort ou résister à la terreur ? Si le plus âgé, Amédée (Jacques Herlin), doute, Christophe (Olivier Rabourdin) sent sa foi ébranlée, et Paul (Jean-Marie Frin) s'aperçoit que sa vie est en Algérie. Le médecin, Luc, remarquablement incarné par Michael Lonsdale, médite une pensée de Pascal: "Les hommes ne font jamais le mal si complètement et joyeusement que lorsqu'ils le font par conviction religieuse".
Pour se préparer au tournage, tous les comédiens se sont pliés à une courte retraite dans un monastère savoyard. A l'arrivée, le récit qu'ils mettent en images bouleverse le spectateur, lui faisant revivre avec intensité le choix moral de ces hommes et leur sacrifice, motivé par l'amour de Dieu autant que de leurs frères musulmans. "Ces hommes étaient des aventuriers, des artistes de l'amour, des gens qui vont jusqu'au bout des choses, de leur pensée, avec une foi, une rigueur", indiquait à Cannes Xavier Beauvois à l'AFP. "Christian disait: +Ensemble, nous sommes comme des fleurs des champs, ni très beaux ni très originaux. Mais tous ensemble, on forme un bouquet magnifique", ajoutait le cinéaste, déjà Prix du jury en 1995 pour "N'oublie pas que tu vas mourir". "Si la société avait ne serait-ce que 5% de gens comme eux, cela irait mieux", ajoutait-il.
AFP | 04.09.10 | 07h37
Des Hommes et des Dieux
Trinh Xuan Thuan est un astrophysicien français né au Viet Nam et dont l'expérience scientifique se conjugue avec la philosophie bouddhiste. Auteur de plusieurs livres, spécialiste d'astronomie extra-galactique, il est également professeur d'astrophysique à l'Université de Virginie.
Il est connu pour compter parmi les astronomes favorables au "principe anthropique" selon lequel la vie n'est pas apparue "par hasard" mais faisait partie dès le départ du "projet" de l'univers qui tend à organiser la matière vers la complexité et donc l'apparition de la vie et de la conscience.
Car comme le dit Trinh Xuan Thuan, "l'univers a été réglé très précisément pour l'émergence de la vie et de la conscience. Le réglage initial est d'une virtuosité époustouflante: on pourrait le comparer à l'habileté d'un archer qui réussirait à planter sa flèche au milieu d'une cible carrée de 1 centimètre de coté, éloignée de 15 milliards d'années-lumière."
"L'existence de l'être humain est inscrite dans les propriétés de chaque atome, étoile et galaxie de l'Univers, et dans chaque loi physique qui régit le cosmos."
Trinh Xuan Thuan
"L'univers possède depuis les temps les plus reculés accessibles à notre exploration les propriétés requises pour amener la matière à gravir les échelons de la complexité."
Hubert Reeves
"C'est par les propriétés constitutives de la nature que toutes choses s'accomplissent."
La Bhagavad-Gita
Rencontre avec Hubert Reeves :
Il est connu pour compter parmi les astronomes favorables au "principe anthropique" selon lequel la vie n'est pas apparue "par hasard" mais faisait partie dès le départ du "projet" de l'univers qui tend à organiser la matière vers la complexité et donc l'apparition de la vie et de la conscience.
Car comme le dit Trinh Xuan Thuan, "l'univers a été réglé très précisément pour l'émergence de la vie et de la conscience. Le réglage initial est d'une virtuosité époustouflante: on pourrait le comparer à l'habileté d'un archer qui réussirait à planter sa flèche au milieu d'une cible carrée de 1 centimètre de coté, éloignée de 15 milliards d'années-lumière."
"L'existence de l'être humain est inscrite dans les propriétés de chaque atome, étoile et galaxie de l'Univers, et dans chaque loi physique qui régit le cosmos."
Trinh Xuan Thuan
"L'univers possède depuis les temps les plus reculés accessibles à notre exploration les propriétés requises pour amener la matière à gravir les échelons de la complexité."
Hubert Reeves
"C'est par les propriétés constitutives de la nature que toutes choses s'accomplissent."
La Bhagavad-Gita
Source Syti
En vidéo, une rencontre avec Trinh Xuan Thuan où il retrace l'histoire du Big-bang et parle de sa vision de l'Univers, enrichie au contact de la pensée bouddhiste, de Pascal et de Spinoza...
En vidéo, une rencontre avec Trinh Xuan Thuan où il retrace l'histoire du Big-bang et parle de sa vision de l'Univers, enrichie au contact de la pensée bouddhiste, de Pascal et de Spinoza...
Rencontre avec Hubert Reeves :
La mélodie de l'espace
Le monde a-t-il un sens? La question agite le milieu scientifique. Dans leurs essais, les deux astrophysiciens confrontent leurs réflexions. Rencontre. Lire l'article...
Un Regard sur l'Univers
"Seul le regard, - selon cette conception (chinoise de l’ordre du monde) - permet d’apporter lumière et sens aux choses, avec lesquelles nous sommes en naturelle résonance. Saisir leur secret, si peu que ce soit, c’est saisir le nôtre, fait d’immémoriale nostalgie et d’irrépressible désir. Nostalgie et désir d’une unité première, que l’homme se doit en tous ses actes, de retrouver. La peinture (de paysage) cherche à atteindre où les forces contraires qui se partagent la Terre semblent se fondre dans une indistinction dynamique - la brume et l’horizon vide, figurant ce lien central de transformation et de réconciliation, où le regard est convié en quelque sorte à s’évader hors de la prison des apparences. Les peintres atteignent ce but par la concentration du regard sur le cœur vivant des choses. Si évasion il y a, c’est, cette fois vers le dedans, vers le giron de toute réalité. La peinture est envisagée ici comme un acte de retrouvailles. Re-trouvailles avec ce que nous avons toujours, depuis la plus lointaine enfance, connu et pressenti. Avec tout ce qui se cache derrière les saisons et les feuillages : parfums, saveurs, murmures. Car la vérité du monde visible, présente toute entière en chaque être, en chaque objet, est à la fois lumière et musique - rythme tendu vers la primordiale Harmonie. Dès lors l’univers vivant, lorsque nous prenons conscience de cela, à l’heure de contempler ses plus fragiles manifestations sous la caresse d’un pinceau sensible, se révèle à nous comme un infini chant de l’âme".
François Cheng - "D’où jaillit le chant"Tableau : Sainte Anne, la Vierge et l'Enfant Jésus jouant avec un agneau - Leonard de Vinci
Peinture

Le monde n'a peut être pas de sens, mais il a des structures, et tout est là.
(Jean-Claude Clari -
Extrait de Le mot chimère a deux sens)
La richesse du réel déborde chaque langage, chaque structure logique, chaque éclairage conceptuel.
(Ilya Prigogine - Extrait de La Nouvelle Alliance)

La vertu qui est une beauté de l’âme et bien plus réellement une beauté que celles dont nous parlions : en quels sens y aurait-il là des parties symétriques ? Même quand nous parlons de la beauté dans les corps, nous avons en vue ce qui est au-delà de la définition géométrique. En découvrant la beauté des corps, l’âme en réalité « se souvient d’elle-même et de tout ce qui lui appartient ».
Plotin - Traité du Beau
Photos : An-Mai par Dominique LeFort - Absolument Femmes
Structure et Âme
Peinture : HIGH FLIGHT Art Print by KEITH FERRIS
High Flight
![]() |
Entretien avec Jean-Yves Leloup, par Patrice van Eersel
Dans le fouillis de nos sentiments, Jean-Yves Leloup distingue l’amour du bébé, qui “mange” sa mère, de l’érotisme, qui donne des ailes à la gourmandise. mais Éros reste rivé au manque. Il se sublime en philantropie et, plus tard, en don inconditionnel : l’Agapé. Deux phrases donnent le ton de cet entretien avec un prêtre orthodoxe fort peu conformiste : “Un vrai mariage est une alliance entre deux confiances, deux libertés” ; et “Jésus a une préférence pour Jean, mais il aime autant Judas. Être fidèle à ses préférences n’exclut personne”
Nouvelles Clés : Le problème, quand on parle d’amour en français, c’est que nous utilisons le même mot pour aimer une femme, aimer Dieu, aimer les framboises, aimer un pays ou aimer un chien. Est-ce une pauvreté de notre langage ou parle-t-on bien de la même “chose” ?
Jean-Yves Leloup : Les philosophes distinguent traditionnellement toute une échelle d’états qui vont du pathos, l’amour passion qui vous enchaîne, jusqu’à l’agapé, l’amour inconditionnel qui ne demande rien en échange. Personnellement, j’ai tendance à penser qu’il s’agit de différents degrés d’une même force de vie qui, en s’élevant, prend des visages différents, mais toujours en obéissant à la même loi : tu deviens ce que tu aimes. Si vous aimez l’argent, vous devenez vénalité. Si vous aimez Dieu, vous élevez votre âme. Il est des amours qui élèvent, d’autres qui rabaissent.
Dans la pensée juive, l’être humain ne devient entier que dans sa relation avec l’autre.
La Genèse dit : “Au commencement, Dieu créa l’homme et la femme, homme et femme. Il les créa.” Ce qui est “à l’image de Dieu”, ce n’est pas l’homme ou la femme, c’est leur relation.
Le désir de connaître Dieu passe par la relation entre l’homme et la femme, par la rencontre de l’autre.
L’histoire du christianisme place cette rencontre comme un chemin décisif vers Dieu. D’où l’importance des Évangiles apocryphes, celui de Marie, ou celui de Philippe : on y voit Jésus en relation avec une femme, Myriam de Magdala. Cette rencontre est aussi l’image de Dieu. C’est la capacité de rencontrer une altérité. On sait que l’humain est androgyne, il pourrait être heureux tout seul. Mais si l’on revient au texte biblique émerge une anthropologie où “il n’est pas bon que l’homme soit heureux seul” (lotov en hébreu).
Pour ceux qui aiment le côté cabaliste, au niveau de la lettre : Adam, avant de recontrer Ève, se dit Adam et la somme de ses lettres correspond au mot “quoi” ; après sa rencontre avec Ève, son nom devient Aadam, et la somme des lettres donne “qui”. Comme si, pour passer de l’état d’objet à celui de sujet, il fallait passer par la relation avec l’autre. À ce moment-là, comme dans l’Évangile de Philippe, le mot amour devient le mot alliance. Une alliance entre deux libertés, entre deux sujets qui s’inclinent l’un devant l’autre. On n’est plus dans un registre de complémentarité. L’autre n’est pas là pour combler le manque. Ce sont deux sujets. Et dans la relation entre ces deux libertés se révèle quelque chose de divin. Ce n’est pas un amour de dépendance, ni un amour de séduction, c’est une alliance qui porte du fruit. Le fruit peut être un enfant, mais aussi une œuvre - ou bien le plaisir ! -, mais dans tous les cas, c’est une façon de mettre Dieu au monde. Au cœur de la relation elle-même se révèle quelque chose de l’être de Dieu.
Si vous voulez aller plus loin, cet “être de Dieu” se révèle comme trinité. La trinité veut dire que Dieu est relation d’amour : ce n’est pas le un, ce n’est pas le deux, c’est le trois, le chiffre de l’alliance, la révélation de ce que peut être Dieu. C’est pour cela que les grands monothéistes, tels Hallaj ou Rûmî, disent : “Dieu est un, comme l’Amour, l’Amant et l’Aimé sont un.”
La relation elle-même est un dévoilement du Dieu-un, qui est à la fois un et trine.
Le Dieu-Relation. C’est la révélation de celui qui est entre les deux. Du troisième...
N. C. : On peut imaginer de nombreuses relations d’amour, par exemple celle d’un parent pour son enfant, ou celle qui relie deux amis, mais est-ce entre un homme et une femme que cela atteint son apogée ?
J.-Y. L. : Oui, il y a là quelque chose d’autre. Il ne s’agit pas d’aimer son enfant comme on aime son mari ou sa femme, on serait dans l’inceste. En grec, ce n’est pas le même mot. L’amour que j’ai pour mon père, ou ma mère, ou mon fils, ou ma fille, n’est pas celui que j’ai pour ma femme, ou pour mon chien, ou pour Dieu. C’est bien le même amour, mais chaque relation est une qualité propre, qu’il ne s’agit pas de mélanger aux autres. Quelquefois, il y a là confusion.
N. C. : Dans Aimer malgré tout (Entretiens avec Marie de Solemme, éditions Dervy), vous parlez de la métamorphose des qualités de l’amour les unes dans les autres. Tout commence par la pornéia, l’amour du bébé, qui “dévore” le sein de sa mère. Puis l’amour nourriture s’allège en amour érotique, qui donne des ailes à la gourmandise infantile, lui évitant de s’alourdir en voracité. Mais éros, malgré ses ailes, vit encore dans le manque. Alors vient l’amour philanthropique, philia, qui est plein, apaisé, et relie les vrais amis dans un partage égal. Mais cela ne s’arrête pas là : philia elle-même quitte le plan de la simple amitié pour s’élèver encore plus haut, là où règne l’amour inconditionnel, l’agapé...
J.-Y. L. : La pornéia est charmante chez un nourrisson “gourmand de sa mère” ; elle est laide chez un homme de cinquante ans, vieux bébé qui cherche à se nourrir de l’autre pour exister - heureusement qu’il a cette pulsion, qui le maintient en vie, mais à partir d’un certain âge il est dommage d’en rester là, à “consommer” l’autre et à le consummer, au lieu de communier. Le chemin consiste à passer de la consommation à un amour qui communique, la philia ; puis de là, à un amour qui communie, l’agapé. Aujourd’hui, on développe beaucoup la communication, mais pas beaucoup la communion.
N. C. : Pourquoi éros reste-t-il dans le manque ?
J.-Y. L. : Éros est un jeune dieu, dommage qu’on en fasse parfois un vieux cochon ! C’est le désir ailé, c’est l’amour du beau - où l’on rejoint ces mystiques qui, dans la femme, peuvent découvrir Dieu. C’est l’amour platonicien qui, à travers un beau corps, trouve l’idée qui le structure et, au-delà de l’idée, la beauté pure. C’est la démarche érotique, qui est déjà une contemplation.
Mais eros est le fils de pénia, c’est-à-dire du manque. Éros est toujours dans le manque. C’est toujours la soif qui cherche son eau vive, le vase qui voudrait être rempli, comblé. Un Éros bien orienté est quelque chose de magnifique, mais lui-même n’est pas source. C’est la différence avec l’agapé. Dans nos amours il y a souvent beaucoup de soif, mais pas beaucoup de fontaines qui débordent ! L’agapé, c’est quand on ne cherche plus l’amour, mais qu’on est capable de le donner, pour rien, gratuitement.
N. C. : Qu’est-ce qui rend possibles les métamorphoses des états de l’amour ?
J.-Y. L. : Lorsque l’enfant a été bien nourri, sa Pornéia satisfaite peut lui permettre de rencontrer l’autre au-delà de sa faim, par une communication, une parole. Quand on a sereinement parlé avec quelqu’un, qu’il y a eu de la philia, de l’amitié, un échange, on peut aller au-delà, pour s’approcher d’une pure présence commune. Et là, on devient capable d’amour gratuit, comme dans l’enseignement du Christ, qui dit : Agapé te aléios. C’est-à-dire : Aimez-vous les uns les autres (comme je vous ai aimés). Il ne dit pas : Soyez amoureux les uns des autres... Ce n’est pas le mot éros. Il ne dit même pas : Soyez amis. C’est important, parce qu’on ne peut pas être l’ami de son ennemi. Un ennemi est un ennemi, mais on peut l’aimer - en tant qu’ennemi, nuance importante. Il ne nous est jamais demandé de devenir l’ami de nos ennemis, ni d’être amoureux des gens qui nous font du mal. Quand Saint Jean dit “Dieu est amour”, il utilise le mot agapé - la capacité d’entrer en relation avec l’autre de façon légère, gratuite, en respectant sa liberté, comme la vie le respecte. C’est à ce niveau-là que l’on peut aimer son ennemi : il a le droit d’exister. Mais devenir son ami (a fortiori son amoureux) peut s’avérer impossible, parce que l’échange avec lui n’existe pas, il reste enfermé dans sa haine. Mais l’agapé accepte que l’autre ne nous aime pas. C’est un autre mot pour dire liberté intérieure. C’est aimer, comme l’émeraude est verte.
N. C. : Il y a là quelque chose de bouddhique !
J.-Y. L. : C’est l’amour comme état d’être. Or, il ne faut pas opposer les deux : la spécificité des traditions sémitiques, c’est d’apporter l’amour comme alliance, c’est- à-dire comme rencontre de deux états d’être. C’est peut-être la différence entre la bonté et l’amour. On peut développer en nous un état de bonté, comme le soleil rayonne... Mais ce n’est pas encore la relation. Il ne s’agit pas simplement d’être un soleil, mais de rencontrer un autre soleil ! (rire) et de faire quelque chose ensemble. L’autre existe dans son altérité, il n’est pas seulement l’occasion pour moi d’aimer.
N. C. : Et comment mieux différencier amour et amitié ? En disant qu’on peut avoir beaucoup d’amis mais un seul amour ?
J.-Y. L. : Être fidèle à quelqu’un, c’est être à son égard dans une relation d’amour plus grande que nos instincts et nos impulsions, qui ne sont pas du tout fidèles. Si notre amour se situe au niveau de l’amitié, il peut respecter la parole donnée et se montrer fidèle à... je dirais à une préférence. C’est une question importante. Quand je regarde Jésus, je vois qu’il aime tous les êtres, mais il a des préférences. Pour moi, c’est le signe qu’il était vraiment humain : le propre de l’amour humain est d’avoir des préférences. Cela ne signifie pas qu’il aime plus Jean que Judas. Mais il préfère Jean. La préférence relie les êtres sur la même longueur d’onde, le même accord. Jésus aime autant Marthe que Marie-Madeleine, simplement il a un accord particulier avec la seconde. L’amour, c’est être fidèle à ses préférences. Mais cela n’exclut pas les autres. Le fait que Jésus aime Marie-Madeleine ne l’empêche pas d’aimer les autres femmes, mais différemment. Quand on aime vraiment quelqu’un, c’est toujours d’une manière unique, irremplaçable. “Parce que c’était toi, parce que c’était moi.” Cela ne signifie pas qu’on n’aimera plus jamais personne, mais qu’on n’aimera plus jamais personne de cette façon-là.
N. C. : Nous vivons une époque très turbulente, sur ce plan-là aussi, avec une sorte d’écartèlement entre deux images fortes : d’un côté celle du couple éternel (Adam et Ève, Roméo et Juliette), de l’autre celle de l’amour libre entre des sujets libres, responsables de leurs nombreuses rencontres amoureuses.
J.-Y. L. : Je crois qu’il s’agit de tenir ensemble le sens de l’universel et du particulier. Beaucoup de gens qui disent : “Moi, j’aime tout le monde”, laissent entendre en sourdine : “Moi, je n’aime personne.” Il n’y a pas d’engagement ni de fidélité possibles. D’autres disent plutôt : “Moi, je n’aime que telle personne, et rien qu’elle.” Entre cet universalisme qui ravale tout le monde au même niveau, et cette sorte d’amour particulier qui exclut l’universel, il s’agit de trouver un équilibre. On peut rencontrer beaucoup de femmes, beaucoup d’hommes, mais on risque tellement de se disperser ! Alors que le fait d’en choisir une (ou un) et d’approfondir cette relation, le plus loin possible, va me faire déboucher sur l’universel. C’est étrange et naturel : on découvre l’universel au cœur du particulier. Dans une femme, je peux découvrir toutes les autres femmes.
Comment choisir un préférentiel qui n’enferme pas ? On rêve : ça supposerait d’être libre de la jalousie, de la possessivité, de toutes nos peurs d’enfant, de savoir vraiment se situer au niveau de l’alliance. Bref, je crois que d’avoir choisi quelqu’un peut nous ouvrir aux autres, et non pas nous fermer. Que Jésus puisse avoir des préférences peut choquer certains (les apôtres eux-mêmes lui demandaient de justifier sa préférence pour Marie-Madeleine), mais c’est cela qui lui permet de mieux aimer les autres.
N. C. : Entre l’image d’Épinal d’un Christ éthéré et puceau et celle qui fait de lui un homme ordinaire, avec plusieurs épouses et des marmots, peut-on parler d’une “sexualité du Christ” ?
J.-Y. L. : Je reprends l’adage des Pères de l’Église : Tout ce qui n’est pas assumé n’est pas sauvé. Donc si le Christ n’a pas assumé la sexualité humaine, elle n’est pas sauvée ; et si elle n’est pas sauvée, elle est mauvaise ; et si elle est mauvaise, elle va nous rendre coupables ; et si elle nous rend coupables, elle va nous rendre malades. Le tout est de savoir de quelle sexualité nous parlons : celle qui reste pulsionnelle et animale ? ou celle d’un être qui a transformé sa libido en amour, et cet amour en capacité d’alliance ? Donc, évidemment que le Christ assume sa sexualité, autrement ce n’est pas un homme, c’est un castrat, un infirme - ce qui serait blasphématoire. C’est une des occasions que la réflexion philosophique a peut-être manqué : celle d’évangéliser la sexualité, de la transfigurer, d’y introduire le sacré. Bien sûr que Jésus a une sexualité, mais il la vit de manière plus intelligente, plus généreuse, plus aimante et plus sacrée. Ce n’est pas la divinité qui a été sexualisée. Il a divinisé la sexualité : elle aussi peut être un lieu d’épiphanie, de rencontre de Dieu. Et c’est ce que dit l’Évangile de Philippe : le lieu où l’on prie vraiment, aujourd’hui, à Jérusalem, c’est la chambre nuptiale. Le saint des saints, c’est là où un homme et une femme se rencontrent. La présence créatrice y est à l’œuvre. Donc, Dieu est réellement présent. Mais on est bien d’accord que, là, nous sommes en présence d’une humanité dont la sexualité est tout entière habitée par la lumière, par l’innocence, par un amour agapé. Il est terrible de penser que, pour certains, parler de la sexualité du Christ est vécu comme une déchéance : c’est là une humanité malade ! Jésus est-il moins divin parce qu’il est plus humain et aime une femme ? Quelle drôle d’image de la femme ! On sait que l’Église, depuis saint Paul et saint Augustin, a produit des milliers de textes charriant cette image, poussée par des peurs compréhensibles mais nullement chrétiennes. C’est nier à la femme le statut de sujet. On ne peut pas aimer quelqu’un et le regarder de haut. C’est pour ça que Jésus lave les pieds de ses disciples, pour les regarder d’en bas, pour les soigner, pour les guérir, pour les remettre debout.
N. C. : Transposez-vous directement tout ce que vous venez de dire à la relation amoureuse entre homosexuels ?
J.-Y. L. : De nouveau, quand on regarde le Christ, il a des préférences pour certaines femmes et pour certains hommes. Cette qualité d’amour, de relation, peut être vécu avec des hommes comme avec des femmes. Une parole très intéressante de saint Paul dit : “En Christ, il n’y a plus ni mâle ni femelle.” Quand on a éveillé en soi le sujet, on n’est pas seulement des mâles ou des femelles, mais des personnes humaines en relations singulières, des relations de sujet à sujet, qu’ils soient masculins ou féminins.
Image :
Eros and Psycheby ~michaela
Source : Les Nouvelles Clés
S'engager
DEFENDRE PRESERVER PROTEGER