ƒ Des progrès futurs de l'esprit humain | Carnet de vie

Des progrès futurs de l'esprit humain



Si l’homme peut prédire, avec une assurance presque entière les phénomènes dont il connaît les lois ; si, lors même qu’elles lui sont inconnues, il peut, d’après l’expérience du passé, prévoir, avec une grande probabilité, les événements de l’avenir ; pourquoi regarderait-on comme une entreprise chimérique, celle de tracer, avec quelque vraisemblance, le tableau des destinées futures de l’espèce humaine, d’après les résultats de son histoire ? Le seul fondement de croyance dans les sciences naturelles, est cette idée, que les lois générales, connues ou ignorées, qui règlent les phénomènes de l’univers, sont nécessaires et constantes ; et par quelle raison ce principe serait-il moins vrai pour le développement des facultés intellectuelles et morales de l’homme, que pour les autres opérations de la nature ? Enfin, puisque des opinions formées d’après l’expérience du passé, sur des objets du même ordre, sont la seule règle de la conduite des hommes les plus sages, pourquoi interdirait-on au philosophe d’appuyer ses conjectures sur cette même base, pourvu qu’il ne leur attribue pas une certitude supérieure à celle qui peut naître du nombre, de la constance, de l’exactitude des observations ?

Nos espérances sur l’état à venir de l’espèce humaine peuvent se réduire à ces trois points importants : la destruction de l’inégalité entre les nations ; les progrès de l’égalité dans un même peuple ; enfin, le perfectionnement réel de l’homme. Toutes les nations doivent-elles se rapprocher un jour de l’état de civilisation où sont parvenus les peuples les plus éclairés, les plus libres, les plus affranchis de préjugés, tels que les français et les anglo-américains ? Cette distance immense qui sépare ces peuples de la servitude des nations soumises à des rois, de la barbarie des peuplades africaines, de l’ignorance des sauvages, doit-elle peu à peu s’évanouir ? 
Y a-t-il sur le globe des contrées dont la nature ait condamné les habitants à ne jamais jouir de la liberté, à ne jamais exercer leur raison ?
Cette différence de lumières, de moyens ou de richesses, observée jusqu’à présent chez tous les peuples civilisés entre les différentes classes qui composent chacun d’eux ; cette inégalité, que les premiers progrès de la société ont augmentée, et pour ainsi dire produite, tient-elle à la civilisation même, ou aux imperfections actuelles de l’art social ? Doit-elle continuellement s’affaiblir pour faire place à cette égalité de fait, dernier but de l’art social, qui, diminuant même les effets de la différence naturelle des facultés, ne laisse plus subsister qu’une inégalité utile à l’intérêt de tous, parce qu’elle favorisera les progrès de la civilisation, de l’instruction et de l’industrie, sans entraîner, ni dépendance, ni humiliation, ni appauvrissement ; en un mot, les hommes approcheront-ils de cet état où tous auront les lumières nécessaires pour se conduire d’après leur propre raison dans les affaires communes de la vie, et la maintenir exempte de préjugés, pour bien connaître leurs droits et les exercer d’après leur opinion et leur conscience ; où tous pourront, par le développement de leurs facultés, obtenir des moyens sûrs de pourvoir à leurs besoins ; où enfin, la stupidité et la misère ne seront plus que des accidents, et non l’état habituel d’une portion de la société ?
Enfin, l’espèce humaine doit-elle s’améliorer, soit par de nouvelles découvertes dans les sciences et dans les arts, et, par une conséquence nécessaire, dans les moyens de bien-être particulier et de prospérité commune ; soit par des progrès dans les principes de conduite et dans la morale pratique ; soit enfin par le perfectionnement réel des facultés intellectuelles, morales et physiques, qui peut être également la suite, ou de celui des instruments qui augmentent l’intensité et dirigent l’emploi de ces facultés, ou même de celui de l’organisation naturelle de l’homme ?
En répondant à ces trois questions, nous trouverons, dans l’expérience du passé, dans l’observation des progrès que lessciences, que la civilisation ont faits jusqu’ici, dans l’analyse de la marche de l’esprit humain et du développement de ses facultés, les motifs les plus forts de croire que la nature n’a mis aucun terme à nos espérances.
Si nous jetons un coup d’œil sur l’état actuel du globe, nous verrons d’abord que, dans l’Europe, les principes de la constitution française sont déjà ceux de tous les hommes éclairés. Nous les y verrons trop répandus, et trop hautement professés, pour que les efforts des tyrans et des prêtres puissent les empêcher de pénétrer peu à peu jusqu’aux cabanes de leurs esclaves ; et ces principes y réveilleront bientôt un reste de bon sens, et cette sourde indignation que l’habitude de l’humiliation et de la terreur ne peut étouffer dans l’âme des opprimés.
En parcourant ensuite ces diverses nations, nous verrons dans chacune quels obstacles particuliers s’opposent à cette révolution, ou quelles dispositions la favorisent ; nous distinguerons celles où elle doit être doucement amenée par la sagesse peut-être déjà tardive de leurs gouvernements, et celles où, rendue plus violente par leur résistance, elle doit les entraîner eux-mêmes dans ses mouvements terribles et rapides.
Peut-on douter que la sagesse ou les divisions insensées des nations européennes, secondant les effets lents, mais infaillibles, des progrès de leurs colonies, ne produisent bientôt l’indépendance du nouveau monde ? Et dès lors, la population européenne, prenant des accroissements rapides sur cet immense territoire, ne doit-elle pas civiliser ou faire disparaître, même sans conquête, les nations sauvages qui y occupent encore de vastes contrées ?
Parcourez l’histoire de nos entreprises, de nos établissements en Afrique ou en Asie ; vous verrez nos monopoles de commerce, nos trahisons, notre mépris sanguinaire pour les hommes d’une autre couleur ou d’une autre croyance ; l’insolence de nos usurpations ; l’extravagant prosélytisme ou les intrigues de nos prêtres, détruire ce sentiment de respect et de bienveillance que la supériorité de nos lumières et les avantages de notre commerce avaient d’abord obtenu.
Mais l’instant approche sans doute où, cessant de ne leur montrer que des corrupteurs et des tyrans, nous deviendrons pour eux des instruments utiles, ou de généreux libérateurs.
La culture du sucre, s’établissant dans l’immense continent de l’Afrique, détruira le honteux brigandage qui la corrompt et la dépeuple depuis deux siècles.
Déjà, dans la Grande-Bretagne, quelques amis de l’humanité en ont donné l’exemple ; et si son gouvernement machiavéliste, forcé de respecter la raison publique, n’a osé s’y opposer, que ne doit-on pas espérer du même esprit, lorsque après la réforme d’une constitution servile et vénale, il deviendra digne d’une nation humaine et généreuse ? La France ne s’empressera-t-elle pas d’imiter ces entreprises, que la philanthropie et l’intérêt bien entendu de l’Europe ont également dictées ? Les épiceries ont été portées dans les îles françaises, dans la Guyane, dans quelques possessions anglaises, et bientôt on verra la chute de ce monopole que les Hollandais ont soutenu par tant de trahisons, de vexations et de crimes. Ces nations de l’Europe apprendront enfin que les compagnies exclusives ne sont qu’un impôt mis sur elles, pour donner à leurs gouvernements un nouvel instrument de tyrannie.
Alors les Européens, se bornant à un commerce libre, trop éclairés sur leurs propres droits pour se jouer de ceux des autres peuples, respecteront cette indépendance, qu’ils ont jusqu’ici violée avec tant d’audace. Leurs établissements, au lieu de se remplir de protégés des gouvernements qui, à la faveur d’une place ou d’un privilège, courent amasser des trésors par le brigandage et la perfidie, pour revenir acheter en Europe des honneurs et des titres, se peupleront d’hommes industrieux, qui iront chercher dans ces climats heureux l’aisance qui les fuyait dans leur patrie. La liberté les y retiendra ; l’ambition cessera de les rappeler ; et ces comptoirs de brigands deviendront des colonies de citoyens qui répandront, dans l’Afrique et dans l’Asie, les principes et l’exemple de la liberté, les lumières et la raison de l’Europe. à ces moines, qui ne portaient chez ces peuples que de honteuses superstitions, et qui les révoltaient en les menaçant d’une domination nouvelle, on verra succéder des hommes occupés de répandre, parmi ces nations, les vérités utiles à leur bonheur, de les éclairer sur leurs intérêts comme sur leurs droits. Le zèle pour la vérité est aussi une passion, et il portera ses efforts vers les contrées éloignées, lorsqu’il ne verra plus autour de lui de préjugés grossiers à combattre, d’erreurs honteuses à dissiper.
Ces vastes pays lui offriront, ici, des peuples nombreux, qui semblent n’attendre, pour se civiliser, que d’en recevoir de nous les moyens, et de trouver des frères dans les européens, pour devenir leurs amis et leurs disciples ; là, des nations asservies sous des despotes sacrés ou des conquérants stupides, et qui, depuis tant de siècles, appellent des libérateurs ; ailleurs, des peuplades presque sauvages, que la dureté de leur climat éloigne des douceurs d’une civilisation perfectionnée, tandis que cette même dureté repousse également ceux qui voudraient leur en faire connaître les avantages ; ou des hordesconquérantes, qui ne connaissent de loi que la force, de métier que le brigandage. Les progrès de ces deux dernières classes de peuples seront plus lents, accompagnés de plus d’orages ; peut-être même que, réduits à un moindre nombre, à mesure qu’ils se verront repoussés par les nations civilisées, ils finiront par disparaître insensiblement, ou se perdre dans leur sein.
Nous montrerons comment ces événements seront une suite infaillible non seulement des progrès de l’Europe, mais même de la liberté que la république française, et celle de l’Amérique septentrionale, ont à la fois, et l’intérêt le plus réel et le pouvoir de rendre au commerce de l’Afrique et de l’Asie ; comment ils doivent naître aussi nécessairement, ou de la nouvelle sagesse des nations européennes, ou de leur attachement opiniâtre à leurs préjugés mercantiles.
Nous ferons voir qu’une seule combinaison, une nouvelle invasion de l’Asie par les tartares, pourrait empêcher cetterévolution, et que cette combinaison est désormais impossible. Cependant tout prépare la prompte décadence de ces grandes religions de l’Orient, qui, presque partout abandonnées au peuple, partageant l’avilissement de leurs ministres, et déjà dans plusieurs contrées réduites à n’être plus, aux yeux des hommes puissants, que des inventions politiques, ne menacent plus de retenir la raison humaine dans un esclavage sans espérance, et dans une enfance éternelle.
La marche de ces peuples serait plus prompte et plus sûre que la nôtre, parce qu’ils recevraient de nous ce que nous avons été obligés de découvrir, et que, pour connaître ces vérités simples, ces méthodes certaines auxquelles nous ne sommes parvenus qu’après de longues erreurs, il leur suffirait d’en avoir pu saisir les développements et les preuves dans nos discours et dans nos livres. Si les progrès des Grecs ont été perdus pour les autres nations, c’est le défaut de communication entre les peuples, c’est la domination tyrannique des Romains qu’il en faut accuser. Mais quand des besoinsmutuels ayant rapproché tous les hommes, les nations les plus puissantes auront placé l’égalité entre les sociétés comme entre les individus, et le respect pour l’indépendance des états faibles, comme l’humanité pour l’ignorance et la misère, au rang de leurs principes politiques ; quand, à des maximes qui tendent à comprimer le ressort des facultés humaines, auront succédé celles qui en favorisent l’action et l’énergie, serait-il alors permis de redouter encore qu’il reste sur le globe des espaces inaccessibles à la lumière, ou que l’orgueil du despotisme puisse opposer à la vérité des barrières longtemps insurmontables ?
Il arrivera donc, ce moment où le soleil n’éclairera plus sur la terre que des hommes libres, ne reconnaissant d’autre maître que leur raison ; où les tyrans et les esclaves, les prêtres et leurs stupides ou hypocrites instruments n’existeront plus que dans l’histoire et sur les théâtres ; où l’on ne s’en occupera plus que pour plaindre leurs victimes et leurs dupes ; pour s’entretenir, par l’horreur de leurs excès, dans une utile vigilance ; pour savoir reconnaître et étouffer, sous le poids de la raison, les premiers germes de la superstition et de la tyrannie, si jamais ils osaient reparaître !
En parcourant l’histoire des sociétés, nous aurons eu l’occasion de faire voir que souvent il existe un grand intervalle entre les droits que la loi reconnaît dans les citoyens et les droits dont ils ont une jouissance réelle ; entre l’égalité qui est établie par les institutions politiques et celle qui existe entre les individus : nous aurons fait remarquer que cette différence a été une des principales causes de la destruction de la liberté dans les républiques anciennes, des orages qui les ont troublées, de la faiblesse qui les a livrées à des tyrans étrangers.
Ces différences ont trois causes principales : l’inégalité de richesse, l’inégalité d’état entre celui dont les moyens de subsistance assurée pour lui-même se transmettent à sa famille, et celui pour qui ces moyens sont dépendants de la durée de sa vie, ou plutôt de la partie de sa vie où il est capable de travail ; enfin, l’inégalité d’instruction. 
Il faudra donc montrer que ces trois espèces d’inégalité réelle doivent diminuer continuellement, sans pourtant s’anéantir ; car elles ont des causes naturelles et nécessaires, qu’il serait absurde et dangereux de vouloir détruire ; et l’on ne pourrait même tenter d’en faire disparaître entièrement les effets, sans ouvrir des sources d’inégalité plus fécondes, sans porter aux droits des hommes des atteintes plus directes et plus funestes.


Il est aisé de prouver que les fortunes tendent naturellement à l’égalité, et que leur excessive disproportion ou ne peut exister, ou doit promptement cesser, si les lois civiles n’établissent pas des moyens factices de les perpétuer et de les réunir ; si la liberté du commerce et de l’industrie fait disparaître l’avantage que toute loi prohibitive, tout droit fiscal, donnent à la richesse acquise ; si des impôts sur les conventions, les restrictions mises à leur liberté, leur assujettissement à des formalités gênantes ; enfin, l’incertitude et les dépenses nécessaires pour en obtenir l’exécution, n’arrêtent pas l’activité du pauvre et n’engloutissent pas ses faibles capitaux ; si l’administration publique n’ouvre point à quelques hommes des sources abondantes d’opulence, fermées au reste des citoyens ; si les préjugés et l’esprit d’avarice, propre à l’âge avancé, ne président point aux mariages ; si enfin, par la simplicité des mœurs et la sagesse des institutions, les richesses ne sont plus des moyens de satisfaire la vanité ou l’ambition, sans que cependant une austérité mal entendue, ne permettant plus d’en faire un moyen de jouissances recherchées, force de conserver celles qui ont été une fois accumulées.

Comparons, dans les nations éclairées de l’Europe, leur population actuelle et l’étendue de leur territoire. Observons, dans le spectacle que présentent leur culture et leur industrie, la distribution des travaux et des moyens de subsistance ; et nous verrons qu’il serait impossible de conserver ces moyens dans le même degré, et, par une conséquence nécessaire, d’entretenir la même masse de population, si un grand nombre d’individus cessaient de n’avoir, pour subvenir presque entièrement à leurs besoins ou à ceux de leur famille, que leur industrie et ce qu’ils tirent des capitaux employés à l’acquérir ou à en augmenter le produit. Or, la conservation de l’une et de l’autre de ces ressources dépend de la vie, de la santé même du chef de chaque famille. C’est, en quelque sorte, une fortune viagère, ou même plus dépendante du hasard ; et il en résulte une différence très réelle entre cette classe d’hommes et celle dont les ressources ne sont point assujetties aux mêmes risques, soit que le revenu d’une terre, ou l’intérêt d’un capital presque indépendant de leur industrie, fournisse à leurs besoins
Il existe donc une cause nécessaire d’inégalité, de dépendance et même de misère, qui menace sans cesse la classe la plus nombreuse et la plus active de nos sociétés.
Nous montrerons qu’on peut la détruire en grande partie, en opposant le hasard à lui-même ; en assurant à celui qui atteint la vieillesse un secours produit par ses épargnes, mais augmenté de celles des individus qui, en faisant le même sacrifice, meurent avant le moment d’avoir besoin d’en recueillir le fruit ; en procurant, par l’effet d’une compensation semblable, aux femmes, aux enfants, pour le moment où ils perdent leur époux ou leur père, une ressource égale et acquise au même prix, soit pour les familles qu’afflige une mort prématurée, soit pour celles qui conservent leur chef plus longtemps ; enfin, en préparant aux enfants qui atteignent l’âge de travailler pour eux-mêmes, et de fonder une famille nouvelle, l’avantage d’un capital nécessaire au développement de leur industrie, et s’accroissant aux dépens de ceux qu’une mort trop prompte empêche d’arriver à ce terme. C’est à l’application du calcul aux probabilités de la vie, aux placements d’argent, que l’on doit l’idée de ces moyens, déjà employés avec succès, sans jamais l’avoir été cependant avec cette étendue, avec cette variété de formes qui les rendraient vraiment utiles, non pas seulement à quelques individus, mais à la masse entière de la société qu’ils délivreraient de cette ruine périodique d’un grand nombre de familles, source toujours renaissante de corruption et de misère.
Nous ferons voir que ces établissements, qui peuvent être formés au nom de la puissance sociale, et devenir un de ses plus grands bienfaits, peuvent être aussi le résultat d’associations particulières, qui se formeront sans aucun danger, lorsque les principes d’après lesquels les établissements doivent s’organiser seront devenus plus populaires, et que les erreurs qui ont détruit un grand nombre de ces associations cesseront d’être à craindre pour elles.
Nous exposerons d’autres moyens d’assurer cette égalité, soit en empêchant que le crédit continue d’être un privilège si exclusivement attaché à la grande fortune, en lui donnant cependant une base non moins solide ; soit en rendant les progrès de l’industrie et l’activité du commerce plus indépendants de l’existence des grands capitalistes ; et c’est encore à l’application du calcul que l’on devra ces moyens.
L’égalité d’instruction que l’on peut espérer d’atteindre, mais qui doit suffire, est celle qui exclut toute dépendance, ou forcée, ou volontaire. Nous montrerons, dans l’état actuel des connaissances humaines, les moyens faciles de parvenir à ce but, même pour ceux qui ne peuvent donner à l’étude qu’un petit nombre de leurs premières années, et, dans le reste de leur vie, quelques heures de loisir. Nous ferons voir que par un choix heureux, et des connaissances elles-mêmes, et des méthodes de les enseigner, on peut instruire la masse entière d’un peuple de tout ce que chaque homme a besoin de savoir pour l’économie domestique, pour l’administration de ses affaires, pour le libre développement de son industrie et de ses facultés ; pour connaître ses droits, les défendre et les exercer ; pour être instruit de ses devoirs, pour pouvoir les bien remplir ; pour juger ses actions et celles des autres, d’après ses propres lumières, et n’être étranger à aucun des sentiments élevés ou délicats qui honorent la nature humaine ; pour ne point dépendre aveuglément de ceux à qui il est obligé de confier le soin de ses affaires ou l’exercice de ses droits, pour être en état de les choisir et de les surveiller, pour n’être plus la dupe de ces erreurs populaires qui tourmentent la vie de craintes superstitieuses et d’espérances chimériques ; pour se défendre contre les préjugés avec les seules forces de sa raison ; enfin, pour échapper aux prestiges du charlatanisme, qui tendrait des pièges à sa fortune, à sa santé, à la liberté de ses opinions et de sa conscience, sous prétexte de l’enrichir, de le guérir et de le sauver.
Dès lors, les habitants d’un même pays n’étant plus distingués entre eux par l’usage d’une langue plus grossière ou plus raffinée ; pouvant également se gouverner par leurs propres lumières ; n’étant plus bornés à la connaissance machinale des procédés d’un art et de la routine d’une profession ; ne dépendant plus, ni pour les moindres affaires, ni pour se procurer la moindre instruction, d’hommes habiles qui les gouvernent par un ascendant nécessaire, il doit en résulter une égalité réelle, puisque la différence des lumières ou des talents ne peut plus élever une barrière entre des hommes à qui leurs sentiments, leurs idées, leur langage, permettent de s’entendre ; dont les uns peuvent avoir le désir d’être instruits par les autres, mais n’ont pas besoin d’être conduits par eux ; peuvent vouloir confier aux plus éclairés le soin de les gouverner, mais non être forcés de le leur abandonner avec une aveugle confiance.
C’est alors que cette supériorité devient un avantage pour ceux même qui ne le partagent pas, qu’elle existe pour eux, et non contre eux. La différence naturelle des facultés entre les hommes dont l’entendement n’a point été cultivé produit, même chez les sauvages, des charlatans et des dupes ; des gens habiles et des hommes faciles à tromper ; la même différence existe sans doute dans un peuple où l’instruction est vraiment générale ; mais elle n’est plus qu’entre les hommes éclairés et les hommes d’un esprit droit, qui sentent le prix des lumières sans en être éblouis ; entre le talent ou le génie, et le bon sens qui sait les apprécier et en jouir ; et quand même cette différence serait plus grande, si on compare seulement la force, l’étendue des facultés, elle ne deviendrait pas moins insensible, si on n’en compare que les effets dans les relations des hommes entre eux, dans ce qui intéresse leur indépendance et leur bonheur. 
Ces diverses causes d’égalité n’agissent point d’une manière isolée ; elles s’unissent, se pénètrent, se soutiennent mutuellement, et de leurs effets combinés résulte une action plus forte, plus sûre, plus constante. Si l’instruction est plus égale, il en naît une plus grande égalité dans l’industrie, et dès lors dans les fortunes ; et l’égalité des fortunes contribue nécessairement à celle de l’instruction ; tandis que l’égalité entre les peuples, et celle qui s’établit pour chacun, ont encore l’une sur l’autre une influence mutuelle.
Enfin, l’instruction bien dirigée corrige l’inégalité naturelle des facultés, au lieu de la fortifier, comme les bonnes lois remédient à l’inégalité naturelle des moyens de subsistance ; comme dans les sociétés où les institutions auront amené cette égalité, la liberté, quoique soumise à une constitution régulière, sera plus étendue, plus entière que dans l’indépendance de la vie sauvage. Alors, l’art social a rempli son but, celui d’assurer et d’étendre pour tous la jouissance des droits communs, auxquels ils sont appelés par la nature. 
Les avantages réels qui doivent résulter des progrès dont on vient de montrer une espérance presque certaine, ne peuvent avoir de terme que celui du perfectionnement même de l’espèce humaine, puisque, à mesure que divers genres d’égalité l’établiront pour des moyens plus vastes de pourvoir à nos besoins, pour une instruction plus étendue, pour une liberté plus complète, plus cette égalité sera réelle, plus elle sera près d’embrasser tout ce qui intéresse véritablement le bonheur des hommes.
C’est donc en examinant la marche et les lois de ce perfectionnement que nous pourrons seulement connaître l’étendue ou le terme de nos espérances.
Personne n’a jamais pensé que l’esprit pût épuiser et tous les faits de la nature, et les derniers moyens de précision dans la mesure, dans l’analyse de ces faits, et les rapports des objets entre eux, et toutes les combinaisons possibles d’idées. Les seuls rapports des grandeurs, les combinaisons de cette seule idée, la quantité ou l’étendue, forment un système déjà trop immense pour que jamais l’esprit humain puisse le saisir tout entier, pour qu’une portion de ce système, toujours plus vaste que celle qu’il aura pénétrée, ne lui reste toujours inconnue. Mais on a pu croire que l’homme ne pouvant jamais connaître qu’une partie des objets auxquels la nature de son intelligence lui permet d’atteindre, il doit cependant rencontrer, enfin, un terme où le nombre et la complication de ceux qu’il connaît déjà, ayant absorbé toutes ses forces, tout progrès nouveau lui deviendrait réellement impossible.
Mais, comme à mesure que les faits se multiplient, l’homme apprend à les classer, à les réduire à des faits plus généraux ; comme les instruments et les méthodes qui servent à les observer, à les mesurer avec exactitude, acquièrent en même temps une précision nouvelle ; comme, à mesure que l’on connaît, entre un plus grand nombre d’objets, des rapports plus multipliés, on parvient à les réduire à des rapports plus étendus, et les renfermer sous des expressions plus simples, à les présenter sous des formes qui permettent d’en saisir un plus grand nombre, même en ne possédant qu’une même force de tête et n’employant qu’une égale intensité d’attention ; comme, à mesure que l’esprit s’élève à des combinaisons plus compliquées, des formules plus simples les lui rendent bientôt faciles, les vérités dont la découverte a coûté le plus d’effort, qui d’abord n’ont pu être entendues que par des hommes capables de méditations profondes, sont bientôt après développées et prouvées par des méthodes qui ne sont plus au-dessus d’une intelligence commune. Si les méthodes qui conduisaient à des combinaisons nouvelles sont épuisées ; si leurs applications aux questions non encore résolues exigent des travaux qui excèdent, ou le temps, ou les forces des savants, bientôt des méthodes plus générales, des moyens plus simples viennent ouvrir un nouveau champ au génie. La vigueur, l’étendue réelle des têtes humaines sera restée la même ; mais les instruments qu’elles peuvent employer se seront multipliés et perfectionnés ; mais la langue qui fixe et détermine les idées aura pu acquérir plus de précision, plus de généralité ; mais au lieu que, dans la mécanique, on ne peut augmenter la force qu’en diminuant la vitesse, ces méthodes, qui dirigeront le génie dans la découverte des vérités nouvelles, ont également ajouté, et à sa force, et à la rapidité de ses opérations.
Enfin, ces changements eux-mêmes étant la suite nécessaire du progrès dans la connaissance des vérités de détail, et la cause qui amène le besoin de ressources nouvelles produisant en même temps les moyens de les obtenir, il résulte que la masse réelle des vérités que forme le système des sciences d’observation, d’expérience ou de calcul, peut augmenter sans cesse ; et cependant, toutes les parties de ce même système ne sauraient se perfectionner sans cesse, en supposant aux facultés de l’homme la même force, la même activité, la même étendue.
En appliquant ces réflexions générales aux différentes sciences, nous donnerons, pour chacune d’elles, des exemples de ces perfectionnements successifs, qui ne laisseront aucun doute sur la certitude de ceux que nous devons attendre. Nous indiquerons particulièrement, pour celles que le préjugé regarde comme plus près d’être épuisées, les progrès dont l’espérance est la plus probable et la plus prochaine. Nous développerons tout ce qu’une application plus générale, plus philosophique des sciences de calcul à toutes les connaissances humaines doit ajouter d’étendue, de précision, d’unité au système entier de ces connaissances. Nous ferons remarquer comment une instruction plus universelle dans chaque pays, en donnant à un plus grand nombre d’hommes les connaissances élémentaires qui peuvent leur inspirer, et le goût d’un genre d’étude, et la facilité d’y faire des progrès, doit ajouter à ces espérances ; combien elles augmentent encore, si une aisance plus générale permet à plus d’individus de se livrer à ces occupations, puisqu’en effet à peine, dans les pays les plus éclairés, la cinquantième partie de ceux à qui la nature a donné des talents reçoivent l’instruction nécessaire pour les développer ; et qu’ainsi le nombre des hommes destinés à reculer les bornes des sciences par leurs découvertes devrait alors s’accroître dans cette même proportion. 
Nous montrerons combien cette égalité d’instruction, et celle qui doit s’établir entre les diverses nations, accéléreraient la marche de ces sciences, dont les progrès dépendent d’observations répétées en plus grand nombre, étendues sur un plus vaste territoire ; tout ce que la minéralogie, la botanique, la zoologie, la météorologie, doivent en attendre ; enfin, quelle énorme disproportion existe pour ces sciences, entre la faiblesse des moyens qui cependant nous ont conduits à tant de vérités utiles, importantes, et la grandeur de ceux que l’homme pourrait alors employer.
Nous exposerons combien, dans les sciences même où les découvertes sont le prix de la seule méditation, l’avantage d’être cultivées par un plus grand nombre d’hommes peut encore contribuer à leurs progrès, par ces perfectionnements de détail qui n’exigent point cette force de tête nécessaire aux inventeurs, et qui se présentent d’eux-mêmes à la simple réflexion.
Si nous passons aux arts dont la théorie dépend de ces mêmes sciences, nous verrons que les progrès qui doivent suivre ceux de cette théorie ne doivent pas avoir d’autres limites ; que les procédés des arts sont susceptibles du même perfectionnement, des mêmes simplifications que les méthodes scientifiques ; que les instruments, que les machines, les métiers ajouteront de plus en plus à la force, à l’adresse des hommes, augmenteront à la fois la perfection et la précision des produits, en diminuant et le temps et le travail nécessaires pour les obtenir ; alors disparaîtront les obstacles qu’opposent encore à ces mêmes progrès, et les accidents qu’on apprendrait à prévoir, à prévenir, et l’insalubrité, soit des travaux, soit des habitudes, soit des climats.
Alors un espace de terrain de plus en plus resserré pourra produire une masse de denrées d’une plus grande utilité ou d’une valeur plus haute ; des jouissances plus étendues pourront être obtenues avec une moindre consommation ; le même produit de l’industrie répondra à une moindre destruction de productions premières, ou deviendra d’un usage plus durable. L’on saura choisir, pour chaque sol, les productions qui sont relatives à plus de besoins ; entre les productions qui peuvent satisfaire aux besoins d’un même genre, celles qui satisfont une plus grande masse, en exigeant moins de travail et moins de consommation réelle. Ainsi, sans aucun sacrifice, les moyens de conservation, d’économie dans la consommation, suivront les progrès de l’art de reproduire les diverses substances, de les préparer, d’en fabriquer les produits.
Ainsi, non seulement le même espace de terrain pourra nourrir plus d’individus ; mais chacun d’eux, moins péniblement occupé, le sera d’une manière plus productive, et pourra mieux satisfaire à ses besoins.
Mais, dans ces progrès de l’industrie et du bien-être, dont il résulte une proportion plus avantageuse entre les facultés de l’homme et ses besoins, chaque génération, soit par ces progrès, soit par la conservation des produits d’une industrie antérieure, est appelée à des jouissances plus étendues, et dès lors, par une suite de la constitution physique de l’espèce humaine, à un accroissement dans le nombre des individus ; alors, ne doit-il pas arriver un terme où ces lois, également nécessaires, viendraient à se contrarier ; où l’augmentation du nombre des hommes surpassant celle de leurs moyens, il en résulterait nécessairement, sinon une diminution continue de bien-être et de population, une marche vraiment rétrograde, du moins une sorte d’oscillation entre le bien et le mal ? Cette oscillation dans les sociétés arrivées à ce terme, ne serait-elle pas une cause toujours subsistante de misères en quelque sorte périodiques ? Ne marquerait-elle pas la limite où toute amélioration deviendrait impossible, et à la perfectibilité de l’espèce humaine, le terme qu’elle atteindrait dans l’immensité des siècles, sans pouvoir jamais le passer ?
Il n’est personne qui ne voie, sans doute, combien ce temps est éloigné de nous ; mais devons-nous y parvenir un jour ? Il est également impossible de prononcer pour ou contre la réalité future d’un événement, qui ne se réaliserait qu’à une époque où l’espèce humaine aurait nécessairement acquis des lumières dont nous pouvons à peine nous faire une idée. Et qui, en effet, oserait deviner ce que l’art de convertir les éléments en substances propres à notre usage doit devenir un jour ?
Mais, en supposant que ce terme dût arriver, il n’en résulterait rien d’effrayant, ni pour le bonheur de l’espèce humaine, ni pour sa perfectibilité indéfinie ; si on suppose qu’avant ce temps les progrès de la raison aient marché de pair avec ceux des sciences et des arts, que les ridicules préjugés de la superstition aient cessé de répandre sur la morale une austérité qui la corrompt et la dégrade au lieu de l’épurer et de l’élever, les hommes sauront alors que, s’ils ont des obligations à l’égard des êtres qui ne sont pas encore, elles ne consistent pas à leur donner l’existence, mais le bonheur ; elles ont pour objet le bien-être général de l’espèce humaine ou de la société dans laquelle ils vivent ; de la famille à laquelle ils sont attachés, et non la puérile idée de charger la terre d’êtres inutiles et malheureux. Il pourrait donc y avoir une limite à la masse possible des subsistances, et, par conséquent, à la plus grande population possible, sans qu’il en résultât cette destruction prématurée, si contraire à la nature et à la prospérité sociale d’une partie des êtres qui ont reçu la vie.
Comme la découverte, ou plutôt l’analyse exacte des premiers principes de la métaphysique, de la morale, de la politique, est encore récente, et qu’elle avait été précédée de la connaissance d’un grand nombre de vérités de détail, le préjugé qu’elles ont atteint par là leur dernière limite s’est facilement établi ; on a supposé qu’il n’y avait rien à faire, parce qu’il ne restait plus à détruire d’erreurs grossières, et de vérités fondamentales à établir.
Mais il est aisé de voir combien l’analyse des facultés intellectuelles et morales de l’homme est encore imparfaite ; combien la connaissance de ses devoirs, qui suppose celle de l’influence de ses actions sur le bien-être de ses semblables, sur la société dont il est membre, peut s’étendre encore par une observation plus fixe, plus approfondie, plus précise de cette influence ; combien il reste de questions à résoudre, de rapports sociaux à examiner, pour connaître avec exactitude l’étendue des droits individuels de l’homme, et de ceux que l’état social donne à tous à l’égard de chacun ! A-t-on même jusqu’ici, avec quelque précision, posé les limites de ces droits, soit entre les diverses sociétés, dans les temps de guerre, soit de ces sociétés sur leurs membres, dans les temps de troubles et de divisions, soit enfin ceux des individus, des réunions spontanées, dans le cas d’une formation libre et primitive, ou d’une séparation devenue nécessaire ?
Si on passe maintenant à la théorie qui doit diriger l’application de ces principes, et servir de base à l’art social, ne voit-on pas la nécessité d’atteindre à une précision dont ces vérités premières ne peuvent être susceptibles dans leur généralité absolue ? Sommes-nous parvenus au point de donner pour base à toutes les dispositions des lois, ou la justice, ou une utilité prouvée et reconnue, et non les vues vagues, incertaines, arbitraires, de prétendus avantages politiques ? Avons-nous fixé des règles précises pour choisir, avec assurance, entre le nombre presque infini des combinaisons possibles, où les principes généraux de l’égalité et des droits naturels seraient respectés, celles qui assurent davantage la conservation de ces droits, laissent à leur exercice, à leur jouissance, une plus grande étendue, assurent davantage le repos, le bien-être des individus, la force, la paix, la prospérité des nations ?
L’application du calcul des combinaisons et des probabilités à ces mêmes sciences, promet des progrès d’autant plus importants, qu’elle est à la fois le seul moyen de donner à leurs résultats une précision presque mathématique, et d’en apprécier le degré de certitude ou de vraisemblance. Les faits sur lesquels ces résultats sont appuyés peuvent bien, sans calcul et d’après la seule observation, conduire quelquefois à des vérités générales ; apprendre si l’effet produit par une telle cause a été favorable ou contraire ; mais, si ces faits n’ont pu être ni comptés, ni pesés ; si ces effets n’ont pu être soumis à une mesure exacte, alors on ne pourra connaître celle du bien ou du mal qui résulte de cette cause ; et si l’un et l’autre se compensent avec quelque égalité ; si la différence n’est pas très grande, on ne pourra même prononcer, avec quelque certitude, de quel côté penche la balance. Sans l’application du calcul, souvent il serait impossible de choisir, avec quelque sûreté, entre deux combinaisons formées pour obtenir le même but, lorsque les avantages qu’elles présentent ne frappent point par une disproportion évidente. Enfin, sans ce même secours, ces sciences resteraient toujours grossières et bornées, faute d’instruments assez finis pour y saisir la vérité fugitive, de machines assez sûres pour atteindre la profondeur de la mine où se cache une partie de leurs richesses.
Cependant, cette application, malgré les efforts heureux de quelques géomètres, n’en est encore, pour ainsi dire, qu’à ses premiers éléments, et elle doit ouvrir, aux générations suivantes, une source de lumières aussi inépuisables que la science même du calcul, que le nombre des combinaisons, des rapports et des faits qu’on peut y soumettre.
Il est un autre progrès de ces sciences non moins important ; c’est le perfectionnement de leur langue, si vague encore et si obscure. Or, c’est à ce perfectionnement qu’elles peuvent devoir l’avantage de devenir véritablement populaires, même dans leurs premiers éléments. Le génie triomphe de ces inexactitudes des langues scientifiques comme des autres obstacles ; il reconnaît la vérité malgré ce masque étranger qui la cache ou qui la déguise ; mais celui qui ne peut donner à son instruction qu’un petit nombre d’instants, pourra-t-il acquérir, conserver ces notions les plus simples, si elles sont défigurées par un langage inexact ? Moins il peut rassembler et combiner d’idées, plus il a besoin qu’elles soient justes, qu’elles soient précises ; il ne peut trouver dans sa propre intelligence un système de vérités qui le défendent contre l’erreur, et son esprit, qu’il n’a ni fortifié, ni raffiné par un long exercice, ne peut saisir les faibles lueurs qui s’échappent, à travers les obscurités, les équivoques d’une langue imparfaite et vicieuse.
Les hommes ne pourront s’éclairer sur la nature et le développement de leurs sentiments moraux, sur les principes de la morale, sur les motifs naturels d’y conformer leurs actions, sur leurs intérêts, soit comme individus, soit comme membres d’une société, sans faire aussi dans la morale pratique des progrès non moins réels que ceux de la science même. L’intérêt mal entendu n’est-il pas la cause la plus fréquente des actions contraires au bien général ? La violence des passions n’est-elle pas souvent l’effet d’habitudes auxquelles on ne s’abandonne que par un faux calcul, ou de l’ignorance des moyens de résister à leurs premiers mouvements, de les adoucir, d’en détourner, d’en diriger l’action ?
L’habitude de réfléchir sur sa propre conduite, d’interroger et d’écouter sur elle sa raison et sa conscience, et l’habitude des sentiments doux qui confondent notre bonheur avec celui des autres, ne sont-elles pas une suite nécessaire de l’étude de la morale bien dirigée, d’une plus grande égalité dans les conditions du pacte social ? Cette conscience de sa dignité qui appartient à l’homme libre, une éducation fondée sur une connaissance approfondie de notre constitution morale, ne doivent-elles pas rendre communs à presque tous les hommes, ces principes d’une justice rigoureuse et pure, ces mouvements habituels d’une bienveillance active, éclairée, d’une sensibilité délicate et généreuse, dont la nature a placé le germe dans tous les cœurs, et qui n’attendent, pour s’y développer, que la douce influence des lumières et de la liberté ? De même que les sciences mathématiques et physiques servent à perfectionner les arts employés pour nos besoins les plus simples, n’est-il pas également dans l’ordre nécessaire de la nature, que les progrès des sciences morales et politiques exercent la même action sur les motifs qui dirigent nos sentiments et nos actions ?
Le perfectionnement des lois, des institutions publiques, suite des progrès de ces sciences, n’a-t-il point pour effet de rapprocher, d’identifier l’intérêt commun de chaque homme avec l’intérêt commun de tous ? Le but de l’art social n’est-il pas de détruire cette opposition apparente ? Et le pays dont la constitution et les lois se conformeront le plus exactement au vœu de la raison et de la nature, n’est-il pas celui où la vertu sera plus facile, où les tentations de s’en écarter seront les plus rares et les plus faibles ?
Quelle est l’habitude vicieuse, l’usage contraire à la bonne foi, quel est même le crime dont on ne puisse montrer l’origine, la cause première, dans la législation, dans les institutions, dans les préjugés du pays où l’on observe cet usage, cette habitude, où ce crime s’est commis ?
Enfin, le bien-être qui suit les progrès que font les arts utiles, en s’appuyant sur une saine théorie, ou ceux d’une législation juste, qui se fonde sur les vérités des sciences politiques, ne dispose-t-il pas les hommes à l’humanité, à la bienfaisance, à la justice ?
Toutes ces observations, enfin, que nous nous proposons de développer dans l’ouvrage même, ne prouvent-elles pas que la bonté morale de l’homme, résultat nécessaire de son organisation, est, comme toutes les autres facultés, susceptible d’un perfectionnement indéfini, et que la nature lie, par une chaîne indissoluble, la vérité, le bonheur et la vertu ? 
Parmi les progrès de l’esprit humain les plus importants pour le bonheur général, nous devons compter l’entière destruction des préjugés, qui ont établi entre les deux sexes une inégalité de droits funeste à celui même qu’elle favorise. On chercherait en vain des motifs de la justifier par les différences de leur organisation physique, par celle qu’on voudrait trouver dans la force de leur intelligence, dans leur sensibilité morale. Cette inégalité n’a eu d’autre origine que l’abus de la force, et c’est vainement qu’on a essayé depuis de l’excuser par des sophismes.
Nous montrerons combien la destruction des usages autorisés par ce préjugé, des lois qu’il a dictées, peut contribuer à augmenter le bonheur des familles, à rendre communes les vertus domestiques, premier fondement de toutes les autres ; à favoriser les progrès de l’instruction, et surtout à la rendre vraiment générale, soit parce qu’on l’étendrait aux deux sexes avec plus d’égalité, soit parce qu’elle ne peut devenir générale, même pour les hommes, sans le concours des mères de famille. Cet hommage trop tardif, rendu enfin à l’équité et au bon sens, ne tarirait-il pas une source trop féconde d’injustices, de cruautés et de crimes, en faisant disparaître une opposition si dangereuse entre le penchant naturel le plus vif, le plus difficile à réprimer, et les devoirs de l’homme, ou les intérêts de la société ? Ne produirait-il pas, enfin, ce qui n’a jamais été jusqu’ici qu’une chimère, des mœurs nationales, douces et pures, formées, non de privations orgueilleuses, d’apparences hypocrites, de réserves imposées par la crainte de la honte ou les terreurs religieuses, mais d’habitudes librement contractées, inspirées par la nature, avouées par la raison ?
Les peuples plus éclairés, se ressaisissant du droit de disposer eux-mêmes de leur sang et de leurs richesses, apprendront peu à peu à regarder la guerre comme le fléau le plus funeste, comme le plus grand des crimes. On verra d’abord disparaître celles où les usurpateurs de la souveraineté des nations les entraînaient, pour de prétendus droits héréditaires.
Les peuples sauront qu’ils ne peuvent devenir conquérants sans perdre leur liberté ; que des confédérations perpétuelles sont le seul moyen de maintenir leur indépendance ; qu’ils doivent chercher la sûreté et non la puissance. Peu à peu les préjugés commerciaux se dissiperont ; un faux intérêt mercantile perdra l’affreux pouvoir d’ensanglanter la terre, et de ruiner les nations sous prétexte de les enrichir. Comme les peuples se rapprocheront enfin dans les principes de la politique et de la morale, comme chacun d’eux, pour son propre avantage, appellera les étrangers à un partage plus égal des biens qu’il doit à la nature ou à son industrie, toutes ces causes qui produisent, enveniment, perpétuent les haines nationales, s’évanouiront peu à peu ; elles ne fourniront plus à la fureur belliqueuse, ni aliment, ni prétexte.
Des institutions, mieux combinées que ces projets de paix perpétuelle, qui ont occupé le loisir et consolé l’âme de quelques philosophes, accéléreront les progrès de cette fraternité des nations, et les guerres entre les peuples, comme les assassinats, seront au nombre de ces atrocités extraordinaires qui humilient et révoltent la nature, qui impriment un long opprobre sur le pays, sur le siècle dont les annales en ont été souillées.
En parlant des beaux-arts dans la Grèce, en Italie, en France, nous avons observé déjà qu’il fallait distinguer, dans leurs productions, ce qui appartenait réellement aux progrès de l’art, et ce qui n’était dû qu’au talent de l’artiste. Nous indiquerons ici les progrès que les arts doivent attendre encore, soit de ceux de la philosophie et des sciences, soit des observations plus nombreuses, plus approfondies, sur l’objet, sur les effets, sur les moyens de ces mêmes arts, soit enfin de la destruction des préjugés qui en ont resserré la sphère, et qui les retiennent encore sous ce joug de l’autorité, que les sciences et la philosophie ont brisé. Nous examinerons si, comme on l’a cru, ces moyens doivent s’épuiser, parce que les beautés les plus sublimes ou les plus touchantes ayant été saisies, les sujets les plus heureux ayant été traités, les combinaisons les plus simples et les plus frappantes ayant été employées, les caractères les plus fortement prononcés, les plus généraux, ayant été tracés, les plus énergiques passions, leurs expressions les plus naturelles ou les plus vraies, les vérités les plus imposantes, les images les plus brillantes ayant été mises en œuvre, les arts sont condamnés, quelque fécondité qu’on suppose dans leurs moyens, à l’éternelle monotonie de l’imitation des premiers modèles.
Nous ferons voir que cette opinion n’est qu’un préjugé, né de l’habitude qu’ont les littérateurs et les artistes de juger les hommes au lieu de jouir des ouvrages ; que si l’on doit perdre de ce plaisir réfléchi, produit par la comparaison des productions des différents siècles ou des divers pays, par l’admiration qu’excitent les efforts ou les succès du génie, cependant les jouissances que donnent ces productions considérées en elles-mêmes doivent être aussi vives, quand même celui à qui on les doit aurait eu moins de mérite à s’élever jusqu’à cette perfection. À mesure que ces productions, vraiment dignes d’être conservées, se multiplieront, deviendront plus parfaites, chaque génération exercera sa curiosité, son admiration, sur celles qui méritent la préférence ; tandis qu’insensiblement les autres tomberont dans l’oubli ; et ces jouissances, dues à ces beautés plus simples, plus frappantes, qui ont été saisies les premières, n’en existeront pas moins pour les générations nouvelles, quand elles ne devraient les trouver que dans des productions plus modernes.
Les progrès des sciences assurent les progrès de l’art d’instruire, qui eux-mêmes accélèrent ensuite ceux des sciences ; et cette influence réciproque, dont l’action se renouvelle sans cesse, doit être placée au nombre des causes les plus actives, les plus puissantes du perfectionnement de l’espèce humaine. Aujourd’hui, un jeune homme, au sortir de nos écoles, sait, en mathématiques, au delà de ce que Newton avait appris par de profondes études, ou découvert par son génie ; il sait manier l’instrument du calcul avec une facilité alors inconnue. La même observation peut s’appliquer à toutes les sciences, cependant avec quelque inégalité. à mesure que chacune d’elles s’agrandit, les moyens de resserrer dans un plus petit espace les preuves d’un plus grand nombre de vérités, et d’en faciliter l’intelligence, se perfectionneront également. Ainsi, non seulement, malgré les nouveaux progrès des sciences, les hommes d’un génie égal se retrouvent à la même époque de leur vie, au niveau de l’état actuel de la science, mais pour chaque génération, ce qu’avec une même force de tête, une même attention, on peut apprendre dans le même espace de temps, s’accroîtra nécessairement, et la portion élémentaire de chaque science, celle à laquelle tous les hommes peuvent atteindre, devenant de plus en plus étendue, renfermera d’une manière plus complète ce qu’il peut être nécessaire à chacun de savoir, pour se diriger dans la vie commune, pour exercer sa raison avec une entière indépendance.
Dans les sciences politiques, il est un ordre de vérités qui, surtout chez les peuples libres (c’est-à-dire, dans quelques générations chez tous les peuples), ne peuvent être utiles que lorsqu’elles sont généralement connues et avouées. Ainsi l’influence du progrès de ces sciences sur la liberté, sur la prospérité des nations, doit en quelque sorte se mesurer sur le nombre de ces vérités, qui, par l’effet d’une instruction élémentaire, deviennent communes à tous les esprits ; ainsi, les progrès toujours croissants de cette instruction élémentaire, liés eux-mêmes aux progrès nécessaires de ces sciences, nous répondent d’une amélioration dans les destinées de l’espèce humaine, qui peut être regardée comme indéfinie, puisqu’elle n’a d’autres limites que celles de ces progrès mêmes.
Il nous reste maintenant à parler de deux moyens généraux, qui doivent influer à la fois, et sur le perfectionnement de l’art d’instruire, et sur celui des sciences : l’un est l’emploi plus étendu et moins imparfait de ce qu’on peut appeler les méthodes techniques ; l’autre l’institution d’une langue universelle.
J’entends par méthodes techniques, l’art de réunir un grand nombre d’objets sous une disposition systématique, qui permette d’en voir d’un coup d’oeil les rapports, d’en saisir rapidement les combinaisons, d’en former plus facilement de nouvelles. 
Nous développerons les principes, nous ferons sentir l’utilité de cet art, qui est encore dans son enfance, et qui peut, en se perfectionnant, offrir, soit l’avantage de rassembler dans le petit espace d’un tableau, ce qu’il serait souvent difficile de faire entendre aussi promptement, aussi bien, dans un livre très étendu ; soit le moyen, plus précieux encore, de présenter les faits isolés dans la disposition la plus propre à en déduire des résultats généraux. Nous exposerons comment, à l’aide d’un petit nombre de ces tableaux, dont il serait facile d’apprendre l’usage, les hommes qui n’ont pu s’élever assez au-dessus de l’instruction la plus élémentaire, pour se rendre propres les connaissances de détail utiles dans la vie commune, pourront les retrouver à volonté lorsqu’ils en éprouveront le besoin ; comment enfin l’usage de ces mêmes méthodes peut faciliter l’instruction élémentaire dans tous les genres où cette instruction se fonde, soit sur un ordre systématique de vérités, soit sur une suite d’observations ou de faits.
Une langue universelle est celle qui exprime par des signes, soit des objets réels, soit ces collections bien déterminées qui, composées d’idées simples et générales, se trouvent les mêmes, ou peuvent se former également dans l’entendement de tous les hommes ; soit enfin les rapports généraux entre ces idées, les opérations de l’esprit humain, celles qui sont propres à chaque science, ou les procédés des arts. Ainsi, les hommes qui connaîtraient ces signes, la méthode de les combiner, et les lois de leur formation, entendraient ce qui est écrit dans cette langue, et l’exprimeraient avec une égale facilité dans la langue commune du pays.
On voit que cette langue pourrait être employée pour exposer, ou la théorie d’une science, ou les règles d’un art ; pour rendre compte d’une expérience ou d’une observation nouvelle, de l’invention d’un procédé, de la découverte, soit d’une vérité, soit d’une méthode ; que comme l’algèbre, lorsqu’elle serait obligée de se servir de signes nouveaux, ceux qui seraient déjà connus donneraient les moyens d’en expliquer la valeur. 
Une telle langue n’a pas l’inconvénient d’un idiome scientifique différent du langage commun. Nous avons observé déjà que l’usage de cet idiome partagerait nécessairement les sociétés en deux classes inégales entre elles : l’une composée des hommes qui, connaissant ce langage, auraient la clef de toutes les sciences ; l’autre de ceux qui, n’ayant pu l’apprendre, se trouveraient dans l’impossibilité presque absolue d’acquérir des lumières. Ici, au contraire, la langue universelle s’y apprendrait avec la science même, comme celle de l’algèbre ; on connaîtrait le signe en même temps que l’objet, l’idée, l’opération qu’il désigne. Celui qui, ayant appris les éléments d’une science, voudrait y pénétrer plus avant, trouverait dans les livres, non seulement les vérités qu’il peut entendre à l’aide des signes dont il connaît déjà la valeur, mais l’explication des nouveaux signes dont on a besoin pour s’élever à d’autres vérités.
Nous montrerons que la formation d’une telle langue, si elle se borne à exprimer des propositions simples, précises, comme celles qui forment le système d’une science, ou de la pratique d’un art, ne serait rien moins qu’une idée chimérique ; que l’exécution même en serait déjà facile pour un grand nombre d’objets ; que l’obstacle le plus réel qui l’empêcherait de l’étendre à d’autres, serait la nécessité un peu humiliante de reconnaître combien peu nous avons d’idées précises, de notions bien déterminées, bien convenues entre les esprits.
Nous indiquerons comment, se perfectionnant sans cesse, acquérant chaque jour plus d’étendue, elle servirait à porter sur tous les objets qu’embrasse l’intelligence humaine, une rigueur, une précision qui rendrait la connaissance de la vérité facile, et l’erreur presque impossible. Alors la marche de chaque science aurait la sûreté de celle des mathématiques, et les propositions qui en forment le système, toute la certitude géométrique, c’est-à-dire, toute celle que permet la nature de leur objet et de leur méthode.
Toutes ces causes du perfectionnement de l’espèce humaine, tous ces moyens qui l’assurent, doivent, par leur nature, exercer une action toujours active, et acquérir une étendue toujours croissante.
Nous en avons exposé les preuves qui, dans l’ouvrage même, recevront par leur développement, une force plus grande ; nous pourrions donc conclure déjà, que la perfectibilité de l’homme est indéfinie ; et cependant, jusqu’ici, nous ne lui avons supposé que les mêmes facultés naturelles, la même organisation. Quelles seraient donc la certitude, l’étendue de ses espérances, si l’on pouvait croire que ces facultés naturelles elles-mêmes, cette organisation, sont aussi susceptibles de s’améliorer ? Et c’est la dernière question qu’il nous reste à examiner.
La perfectibilité ou la dégénération organiques des races dans les végétaux, dans les animaux, peut être regardée comme une des lois générales de la nature.
Cette loi s’étend à l’espèce humaine, et personne ne doutera sans doute, que les progrès dans la médecine conservatrice, l’usage d’aliments et de logements plus sains, une manière de vivre qui développerait les forces par l’exercice, sans les détruire par des excès ; qu’enfin, la destruction des deux causes les plus actives de dégradation, la misère et la trop grande richesse, ne doivent prolonger, pour les hommes, la durée de la vie commune, leur assurer une santé plus constante, une constitution plus robuste. On sent que les progrès de la médecine préservatrice, devenus plus efficaces par ceux de la raison et de l’ordre social, doivent faire disparaître à la longue les maladies transmissibles ou contagieuses, et ces maladies générales qui doivent leur origine aux climats, aux aliments, à la nature des travaux. Il ne serait pas difficile de prouver que cette espérance doit s’étendre à presque toutes les autres maladies, dont il est vraisemblable que l’on saura un jour reconnaître les causes éloignées. Serait-il absurde, maintenant, de supposer que ce perfectionnement de l’espèce humaine doit être regardé comme susceptible d’un progrès indéfini, qu’il doit arriver un temps où la mort ne serait plus que l’effet, ou d’accidents extraordinaires, ou de la destruction de plus en plus lente des forces vitales, et qu’enfin la durée de l’intervalle moyen entre la naissance et cette destruction n’a elle-même aucun terme assignable ? Sans doute l’homme ne deviendra pas immortel ; mais la distance entre le moment où il commence à vivre et l’époque commune où naturellement, sans maladie, sans accident, il éprouve la difficulté d’être, ne peut-elle s’accroître sans cesse ? Comme nous parlons ici d’un progrès susceptible d’être représenté avec précision par des quantités numériques ou par des lignes, c’est le moment où il convient de développer les deux sens dont le mot indéfini est susceptible.
En effet, cette durée moyenne de la vie qui doit augmenter sans cesse, à mesure que nous enfonçons dans l’avenir, peut recevoir des accroissements, suivant une loi telle, qu’elle approche continuellement d’une étendue illimitée, sans pouvoir l’atteindre jamais ; ou bien suivant une loi telle, que cette même durée puisse acquérir, dans l’immensité des siècles, une étendue plus grande qu’une quantité déterminée quelconque qui lui aurait été assignée pour limite. Dans ce dernier cas, les accroissements sont réellement indéfinis dans le sens le plus absolu, puisqu’il n’existe pas de borne, en deçà de laquelle ils doivent s’arrêter.
Dans le premier, ils le sont encore par rapport à nous, si nous ne pouvons fixer ce terme, qu’ils ne peuvent jamais atteindre, et dont ils doivent toujours s’approcher ; surtout si, connaissant seulement qu’ils ne doivent point s’arrêter, nous ignorons même dans lequel de ces deux sens le terme d’indéfini leur doit être appliqué ; et tel est précisément le terme de nos connaissances actuelles sur la perfectibilité de l’espèce humaine ; tel est le sens dans lequel nous pouvons l’appeler indéfinie.
Ainsi, dans l’exemple que l’on considère ici, nous devons croire que cette durée moyenne de la vie humaine doit croître sans cesse, si des révolutions physiques ne s’y opposent pas ; mais nous ignorons quel est le terme qu’elle ne doit jamais passer ; nous ignorons même si les lois générales de la nature en ont déterminé un au delà duquel elle ne puisse s’étendre. 
Mais les facultés physiques, la force, l’adresse, la finesse des sens, ne sont-elles pas au nombre de ces qualités dont le perfectionnement individuel peut se transmettre ? L’observation des diverses races d’animaux domestiques doit nous porter à le croire, et nous pourrons les confirmer par des observations directes faites sur l’espèce humaine.
Enfin, peut-on étendre ces mêmes espérances jusque sur les facultés intellectuelles et morales ? Et nos parents, qui nous transmettent les avantages ou les vices de leur conformation, de qui nous tenons, et les traits distinctifs de la figure, et les dispositions à certaines affections physiques, ne peuvent-ils pas nous transmettre aussi cette partie de l’organisation physique, d’où dépendent l’intelligence, la force de tête, l’énergie de l’âme ou la sensibilité morale ? N’est-il pas vraisemblable que l’éducation, en perfectionnant ces qualités, influe sur cette même organisation, la modifie et la perfectionne ? L’analogie, l’analyse du développement des facultés humaines, et même quelques faits, semblent prouver la réalité de ces conjectures, qui reculeraient encore les limites de nos espérances.
Telles sont les questions dont l’examen doit terminer cette dernière époque. Et combien ce tableau de l’espèce humaine, affranchie de toutes ces chaînes, soustraite à l’empire du hasard, comme à celui des ennemis de ses progrès, et marchant d’un pas ferme et sûr dans la route de la vérité, de la vertu et du bonheur, présente au philosophe un spectacle qui le console des erreurs, des crimes, des injustices dont la terre est encore souillée, et dont il est souvent la victime ! C’est dans la contemplation de ce tableau qu’il reçoit le prix de ses efforts pour les progrès de la raison, pour la défense de la liberté. Il ose alors les lier à la chaîne éternelle des destinées humaines : c’est là qu’il trouve la vraie récompense de la vertu, le plaisir d’avoir fait un bien durable, que la fatalité ne détruira plus par une compensation funeste, en ramenant les préjugés et l’esclavage. Cette contemplation est pour lui un asile, où le souvenir de ses persécuteurs ne peut le poursuivre ; où, vivant par la pensée avec l’homme rétabli dans les droits comme dans la dignité de sa nature, il oublie celui que l’avidité, la crainte ou l’envie tourmentent et corrompent ; c’est là qu’il existe véritablement avec ses semblables, dans un élysée que sa raison a su se créer, et que son amour pour l’humanité embellit des plus pures jouissances.

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