Un ami
C’est sans doute pourquoi, mon ami, j’ai un tel besoin de ton amitié. J’ai soif d’un compagnon qui, au-dessus des litiges de la raison, respecte en moi le pèlerin de ce feu-là. J’ai besoin de goûter quelquefois, par avance, la chaleur promise, et de me reposer, un peu au delà de moi-même, en ce rendez-vous qui sera nôtre.
Je suis si las des polémiques, des exclusives, des fanatismes ! Je puis entrer chez toi sans m’habiller d’un uniforme, sans me soumettre à la récitation d’un Coran, sans renoncer à quoi que ce soit de ma patrie intérieure. Auprès de toi je n’ai pas à me disculper, je n’ai pas à plaider, je n’ai pas à prouver ; je trouve la paix, comme à Tournus. Au-dessus de mes mots maladroits, au-dessus des raisonnements qui me peuvent tromper, tu considères en moi simplement l’Homme. Tu honores en moi l’ambassadeur de croyances, de coutumes, d’amours particulières. Si je diffère de toi, loin de te léser, je t’augmente. Tu m’interroges comme l’on interroge le voyageur.
Moi qui éprouve, comme chacun, le besoin d’être reconnu, je me sens pur en toi et vais à toi. J’ai besoin d’aller là où je suis pur. Ce ne sont point mes formules ni mes démarches qui t’ont jamais instruit sur qui je suis. C’est l’acceptation de qui je suis qui t’a fait, au besoin, indulgent à ces démarches comme à ces formules. Je te sais gré de me recevoir tel que me voici. Qu’ai-je à faire d’un ami qui me juge ? Si j’accueille un ami à ma table, je le prie de s’asseoir, s’il boite, et ne lui demande pas de danser.
Mon ami, j’ai besoin de toi comme d’un sommet où l’on respire ! J’ai besoin de m’accouder auprès de toi, une fois encore, sur les bords de la Saône, à la table d’une petite auberge de planches disjointes, et d’y inviter deux mariniers, en compagnie desquels nous trinquerons dans la paix d’un sourire semblable au jour.
Si je combats encore je combattrai un peu pour toi. J’ai besoin de toi pour mieux croire en l’avènement de ce sourire. J’ai besoin de t’aider à vivre. Je te vois si faible, si menacé, traînant tes cinquante ans, des heures durant, pour subsister un jour de plus, sur le trottoir de quelque épicerie pauvre, grelottant à l’abri précaire d’un manteau râpé. Toi si français, je te sens deux fois en péril de mort, parce que français, et parce que juif. Je sens tout le prix d’une communauté qui n’autorise plus les litiges. Nous sommes tous de France comme d’un arbre, et je servirai ta vérité comme tu eusses servi la mienne. Pour nous, Français du dehors, il s’agit, dans cette guerre, de débloquer la provision de semences gelées par la neige de la présence allemande. Il s’agit de vous secourir, vous de là-bas. Il s’agit de vous faire libres dans la terre où vous avez le droit fondamental de développer vos racines. Vous êtes quarante millions d’otages. C’est toujours dans les caves de l’oppression que se préparent les vérités nouvelles : quarante millions d’otages méditent là-bas leur vérité neuve. Nous nous soumettons, par avance, à cette vérité.
Car c’est bien vous qui nous enseignerez. Ce n’est pas à nous d’apporter la flamme spirituelle à ceux qui la nourrissent déjà de leur propre substance, comme d’une cire. Vous ne lirez peut-être guère nos livres. Vous n’écouterez peut-être pas nos discours. Nos idées, peut-être les vomirez-vous. Nous ne fondons pas la France. Nous ne pouvons que la servir. Nous n’aurons droit, quoi que nous ayons fait, à aucune reconnaissance. Il n’est pas de commune mesure entre le combat libre et l’écrasement dans la nuit. Il n’est pas de commune mesure entre le métier de soldat et le métier d’otage. Vous êtes les saints.
Antoine de Saint-Exupéry
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