Jeanne d'Arc
Discours en Hommage à Jeanne d’Arc
Par Najat Vallaud-Belkacem
Madame la Ministre, Monsieur le Maire, Monsieur le Président de Région, Monsieur le Président du Conseil Général, Monsieur le Préfet de Région,
Monseigneur l’Archevêque de Rouen, Monseigneur l’évêque d’Autun,
Monsieur le Président du Comité rouennais d’hommage à Jeanne d’Arc, Monsieur le Délégué Militaire départemental,
Mesdames et Messieurs les élu(e)s, Mesdames et Messieurs,
C’est un grand honneur que vous me faites en m’invitant, aujourd’hui, à présider à vos côtés les cérémonies officielles de cette 86e édition des fêtes Jeanne d’Arc.
Une invitation qui s’inscrit dans une très longue et magnifique tradition municipale et républicaine dans laquelle vous me faites succéder aux personnalités les plus éminentes, aux noms les plus prestigieux, aux spécialistes les plus avertis de l’histoire médiévale, à des femmes et des hommes d’exception parmi lesquels brillent ceux d’André Malraux, d’Elisabeth Badinter ou de Colette Beaune, qui s’est exprimée ici l’année dernière pour le 600eanniversaire de la naissance de Jeanne d’Arc.
Autant dire que je viens à vous avec beaucoup de reconnaissance et de gratitude, mais aussi avec l’humilité, la modestie, et je dirais même la pudeur qui s’imposent dans de telles circonstances.
Qui, en effet, ne ressentirait pas la gravité et la solennité de l’hommage qu’il faut rendre à celle qui incarne à leur plus haut degré d’incandescence à la fois les vertus humaines, les valeurs de la République et une part si grande et majestueuse de l’identité de cette ville de Rouen, comme de notre pays tout entier ?
Gravité devant Jeanne d’Arc, et solennité devant vous car l’invitation adressée à l’élue de la République que je suis se traduit par la lourde charge, forcément plus personnelle, d’évoquer la merveilleuse, l’éclatante et si mystérieuse figure de Jeanne d’Arc, le visage même de la France, l’esprit même de la résistance, l’affirmation suprême d’une nation qui a conscience d’elle-même, qui refuse d’abdiquer devant la difficulté, et qui, jamais, ne renonce à son avenir.
Évoquer Jeanne d’Arc, c’est accepter d’être fidèle et respectueux de ce que nous savons des mots qui ont été consignés, des faits et des gestes qui ont été attestés de cette jeune femme bien réelle.
C’est l’accepter avec toute la rigueur que nous devons à la vérité historique, tout en reconnaissant avec le même respect que ce qui compte peut-être le plus, en Jeanne d’Arc, c’est ce que nous en ignorons, et que d’autres ont projeté sur elle à travers les siècles et les siècles, dans la passion la plus ardente et la ferveur la plus sincère.
Jeanne d’Arc est tout cela, et bien plus encore : elle est ce que nous partageons de plus précieux en héritage commun avec les générations qui nous ont précédés, elle est aussi ce que nous choisissons d’en faire pour nous-même aujourd’hui, et que nous voulons léguer à notre tour aux générations de demain.
Enfin, si Jeanne est cette jeune femme simple et familière que tant d’entre nous chérissent depuis l’enfance et les bancs de l’école, elle est aussi cette Sainte, cette icône nimbée d’un mystère insondable qui force le respect et l’admiration de toutes et de tous, qui a subjugué, fasciné, intimidé les esprits les plus intrépides et les plus audacieux de tous les courants de pensée, et de toutes les familles spirituelles.
Énigme et mystère de Jeanne d’Arc qui nous laisse seul en conscience face à elle, oui, en même temps que personnage historique majeur, au rôle et à l’influence incontestable, incontestée, qui nous rattache à elle, avec le peuple français tout entier.
Mystère du courage de cette adolescente, mystère encore de sa liberté, de sa foi et de sa détermination inouïe à accomplir son devoir jusqu’au sacrifice ultime, ignorant superbement qu’elle n’est qu’une petite paysanne illettrée, une femme dans un monde d’hommes, ce « mâle moyen-âge » selon la formule de Georges Duby qui écrivait ainsi : « Tous les propos qui me parviennent et me renseignent sont tenus par des hommes, convaincus de la supériorité de leur sexe. Je n’entends qu’eux ».
C’est pourtant bien la petite Jeanne qui a été entendue par le roi, ses troupes et le peuple français, et non pas les hommes sévères jusqu’à la cruauté qui l’ont jugée et condamnée.
Entendue avec des mots qui sont venus jusqu’à nous, qui ne sont pas ceux du personnage mythique et légendaire forgé par les siècles qui suivront, mais ceux, bien réels qui ont été transcrits dans les minutes de son procès.
Les mots d’une jeune fille du 15e siècle qui a bousculé tous les codes de son temps, renversé l’ordre du monde et du temps, abattu tous les murs qui séparaient les faibles des puissants, les femmes des hommes, les Français les uns des autres.
Oui, la Ministre des Droits des Femmes que je suis pourrait discourir longuement sur ce que Jeanne illustre de la terrible injustice faite aux femmes à travers l’histoire, et sur ce qu’elle a révélé à la face du monde avec un éclat qui ne s’est jamais terni, de leur capacité à démentir tous les préjugés, à saper les fondement d’un ordre profondément inégalitaire, par leur génie de la pensée comme de l’action jusque dans les domaines les plus interdits, dans les sociétés les plus fermées, et dans les temps les plus obscurs.
Et sans doute faut-il le marteler, car cela est si vrai que l’exemple de Jeanne parle aujourd’hui encore à la conscience des jeunes filles de notre temps, éveille des esprits, inspire des destins et forge des caractères, en dépassant toutes les frontières de culture, de religion, de nation, partout à travers le monde, par la seule force de son exemple. Comme une étoile plus brillante que toutes les autres qui guident les femmes comme les hommes, ceux qui croient et ceux qui ne croient pas.
En réfléchissant à ce que je voulais vous dire, et dire de la Jeanne d’Arc que j’aime, j’ai pensé au monde ancien, aux chapitres glorieux de notre histoire nationale, mais aussi au regard et à l’atroce blessure de la jeune Malala, cette Pakistanaise de 15 ans qui s’est élevée seule, armée de son unique courage, contre la tyrannie et l’oppression, et qui est devenue par la force de son geste et de ses mots une icône mondiale entraînant dans son sillage des millions de consciences pour le triomphe de la liberté.
Avec le recul pourtant vertigineux de près de 6 siècles d’histoire, Jeanne d’Arc nous apparaît en effet toujours comme une révoltée qui s’est émancipée de tous les carcans et les préjugés qui assignent, aux uns et aux autres, des vertus humaines, des valeurs, des qualités ou des rôles prédestinés.
Revêtir les habits d’un homme, voilà d’ailleurs la seule chose que ses juges et ses ennemis ont pu retenir contre elle.
En tant que Ministre des Droits des Femmes, je rappelle bien souvent à quel point les femmes restent absentes de notre histoire nationale, absente de notre mémoire collective et de notre culture commune, alors même qu’elles sont si nombreuses, à toutes les époques et dans tous les rôles, à avoir pris toute leur part dans la défense et la construction de notre pays, dans son indépendance et dans sa liberté. Elles ont souffert, résisté, combattu et péri pour la France.
Trop souvent restées anonymes et invisibles, elles demeurent aujourd’hui encore cantonnées dans ce que l’historienne Michèle Perrot appelle avec tant de justesse les « silences de l’histoire ».
Et pourtant. Et pourtant, il y a cette Jeanne que rien ni personne n’a jamais pu réduire au silence.
Jeanne d’Arc, cette immense figure nationale, qui appartient à toutes et à tous, qui rassemble et unit les Françaises et les Français dans le sentiment et la conscience d’appartenir à une même patrie, de partager une même histoire et d’envisager, ensemble, un même destin.
Jeanne d’Arc, que rien ni personne n’a jamais pu asservir à une cause, à une idée, à une thèse, à un parti, à un étendard ou à un cri de ralliement autre que la France elle-même, et ses valeurs de justice, d’humanité, et de tolérance.
Jeanne d’Arc, qui avait un idéal, un absolu, qui a fait la guerre, qui a pris les armes et qui a combattu, mais qui n’a pas haï. Qui a tant aimé. Comme d’autres, plus tard, bien plus tard, prendront à leur tour les armes par amour de la liberté.
Comment ne pas penser dans cette longue filiation de l’esprit français de résistance aux vers de Robert Desnos en 1942… pour dire ce qui ne s’explique pas « Pourtant ce cœur haïssait la guerre et battait au rythme des saisons, / Mais un seul mot : Liberté a suffi à réveiller les vieilles colères / Et des millions de Français se préparent dans l’ombre à la besogne que l’aube proche leur imposera. / Car ces cœurs qui haïssaient la guerre battaient pour la liberté au rythme même des saisons et des marées, du jour et de la nuit. »
Car il faut se souvenir, et redire aux plus jeunes générations ce qu’était la France quand Jeanne d’Arc est devenue Jeanne d’Arc. Avant Rouen, son procès et son exécution le 30 mai 1431, avant le Donjon, l’Abbatiale, le cimetière, la place du Vieux Marché et la Seine, il y eut la Guerre de Cent ans et les défaites de Crécy, de Poitiers, d’Azincourt…. Et puis Domrémy, Chinon, Reims, Orléans…
La France n’était plus tout à fait la France : elle était de toute part menacée par la division, la dislocation, la disparition.
Plus personne, ni le peuple ni le Roi, ne croyait plus en elle, et rien ni personne ne paraissait en mesure d’enrayer le sinistre destin de la défaite et du déclin.
Jeanne Captive Jeune femme porteuse d'infini |
Comment cette jeune fille qui n’était rien, et qui n’avait rien, sauf son courage et sa foi, a-t-elle pu depuis les confins d’un royaume qui n’en était déjà plus un, en appeler au sursaut, convaincre, et redonner la confiance et l’espoir à un pays tout entier qui ne l’attendaient pas, elle moins que personne ?
Mystère, je le disais, de cette femme dont Joseph Delteil a trouvé les mots du poète pour dire ce qu’elle fut alors : « un atome d’air pur qui mettait en débandade les microbes du calcul ».
Oui, mystère encore de Jeanne d’Arc, celle qui sans haine, ni fanatisme a trouvé la force de refuser la défaite, la résignation, la domination et l’injustice, pour choisir résolument et jusqu’au bout le combat, la résistance, et l’espérance.
Comme d’autres, dans d’autres circonstances le feront après elle, habités par un même idéal de la France, et peut-être, sans doute, enhardis par le souvenir que Jeanne d’Arc avait, elle aussi, amené à la victoire par la seule force de conviction que la victoire était possible.
Mystère enfin de cette figure unique de femme dont la mémoire est si lumineuse dans nos esprits alors que les mots mille fois convoqués de courage, de liberté, d’audace ou de foi ne sont jamais parvenus à en éclaircir, et en épuiser tout le sens. Mystère, peut-être, de l’extrême simplicité d’une mortelle, inextricablement mêlée à la sublime grandeur de l’éternité.
Jeanne, cette jeune fille suppliciée à mort alors qu’elle n’avait pas vingt ans, dont la destinée fulgurante a renversé le cours de l’histoire, elle qui fut hérétique et martyre avant d’être Sainte, dont le souvenir divisa avant de rassembler, qui n’appartient à personne mais qui vit dans le cœur, dans l’esprit et dans la conscience de chacun : à Domrémy, Chinon, Orléans, Reims, Rouen et partout en France, comme très loin hors de nos frontières, en Europe et dans le monde.
Car, je veux le dire ici, Jeanne d’Arc n’est pas de ces grandes figures historiques dont on peut garder le souvenir un peu froid, gris et glacé des manuels scolaires, et dont le souvenir nous reviendrait, de loin en loin, comme une vague réminiscence.
Et quand bien même on le pourrait, on ne devrait pas le permettre car on perdrait l’essentiel de ce qui fait la valeur de l’attachement à Jeanne d’Arc, et c’est pourquoi les festivités comme celle d’aujourd’hui ou l’Historial qui verra le jour d’ici quelques mois sont si importants, essentiels, nécessaires.
Jeanne d’Arc ne doit jamais se figer en une statue lointaine. Nous devons la protéger d’un éloignement toujours possible du cœur des citoyens, en faisant vivre son souvenir au plus près d’eux.
Pour qu’elle reste proche et familière, qu’elle vibre au plus profond de l’intimité de chacun, comme une petite sœur, un esprit protecteur ou un ange gardien que chacun reste libre d’adopter quels que soient son pays ou sa langue d’origine, sa culture ou sa religion. Chacun, y compris ceux qui peut-être, se demandent ce que c’est qu’être Français et qui souhaitent ardemment l’être tout autant que les autres qui sont nés en France.
Et puis nous devons préserver à tout prix la concorde et l’unité qui entoure désormais sa mémoire dans une République apaisée, loin des querelles anciennes.
Il faut tout dire, tout montrer, tout expliquer car si Jeanne d’Arc a sa part de mystère, elle n’a pas de secret, rien à cacher : « Quelle légende plus belle que cette incontestable histoire ? » demandait magnifiquement Michelet.
C’est le sens profond de ce que la République a choisi de faire en faisant vivre les différents lieux de mémoire de l’épopée de Jeanne d’Arc, et en célébrant fidèlement l’histoire de sa vie comme autant de jalons que la mémoire collective doit maintenir hors de l’oubli, ouverts et accessibles à tous.
C’est le sens même de toutes les fêtes républicaines johanniques qui remontent à juillet 1920 que de préserver cette cohérence, cette unité, cette universalité de la commémoration de sa gloire comme de son martyre, et éviter toute dispersion qu’elle soit géographique, politique, spirituel, ou idéologique.
C’est le sens, aussi, que je veux donner à ma présence à vos côtés, et aux quelques mots que je viens de vous adresser en son hommage, en hommage à la France et à son histoire, en hommage à la République et à son avenir.
Car je crois que si on ne saurait jamais rien imposer à Jeanne d’Arc, rien ne doit jamais empêcher qu’elle s’impose à nous tant elle a à nous enseigner sur la France et le monde dans lequel nous vivons, tant elle a à nous inspirer sur le monde dans lequel nous voulons vivre demain.
Ne gardons pas Jeanne d’Arc pour nous seuls ! Notre monde qui menace à chaque instant de céder aux vieux démons du nationalisme étroit, du fanatisme et de l’intolérance a besoin d’elle comme nous avons besoin d’elle pour rester fidèles à ce que nous sommes, et ce que nous voulons être.
Imaginons Jeanne d’Arc le visage tourné vers ce monde-là, le nôtre et celui de nos enfants.
Je vous remercie.
86e édition des Fêtes johanniques
Discours de Mme Najat Vallaud-Belkacem
Ministre des Droits des Femmes, Porte-parole du gouvernement
Présidente des cérémonies officielles.
Rouen, le 25 mai 2013
Libellés :
Histoire
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