La Joie selon Spinoza
Spinoza organise toute son oeuvre et sa pensée autour de la félicité. L’Ethique n’est pas seulement une ontologie moniste qui identifie l’ancien Dieu à la Nature infinie ; elle n’est pas seulement une anthropologie qui combat le dualisme de l’âme et du corps ; elle est un système du monde qui rend possible une éthique, et celle-ci est une éthique de "l’homme libre" et de la "félicité" (ou bonheur).
L’essence de l’homme est le Désir, en quoi réside le fondement de l’éthique. Libéré de toute transcendance, de toute fantasmagorie et de tout moralisme ascétique, l’homme libre reconnaît dans le Désir un "effort pour persévérer dans l’être", un dynamisme, une "puissance d’exister". Quand cette puissance est affirmée naît la joie : elle est accroissement de notre être et donc accomplissement du Désir en ses diverses expressions, les "affects". Le Désir n’est pas une quête de l’impossible ni un manque indépassable, mais un dynamisme qui est la source de ses propres valeurs et qui peut accéder à la plénitude, c’est-à-dire à la satisfaction. C’est pourquoi l’éthique est la définition et la recherche de ce "vrai bien" qu’est "la permanence d’une joie souveraine et parfaite". La voie qui y conduit passe par la critique des obstacles intérieurs et extérieurs, c’est-à- dire de toutes les formes de la "servitude" : passions (désirs passifs et non pas désirs en tant que tels), "superstition religieuse", imagination, autoritarisme politique.
Cette éthique de la joie n’est pas un ascétisme. La joie est l’ensemble des jouissances du corps et de l’esprit lorsqu’elles sont "adéquates", à savoir autonomes et réellement expressives de l’essence de chaque individu : plaisirs, joies esthétiques, souci du cadre de vie, exercices physiques, connaissance réflexive de la Nature et de l’homme. A la différence de l’idéalisme dualiste, ce n’est donc pas le Désir qui, pour Spinoza, est source de servitude (d’"aliénation"), c’est la passion. Celle-ci n’est qu’un désir rendu passif par l’ignorance de la Nature et par l’ignorance de soi, c’est-à-dire des associations imaginaires qui nourrissent trop souvent l’affectivité. La joie (appelée "béatitude" lorsqu’elle est constante et parfaite) est donc l’accomplissement véritable du Désir, tel qu’il est saisi par la "connaissance réflexive".


C’est pourquoi la félicité est aussi l’accord avec soi-même, la cohérence intérieure qui a dépassé le "flottement de l’âme" et l’ambivalence des affects irréfléchis. Elle est donc satisfaction de soi et "amour de soi". Mais elle implique aussi l’amitié, c’est-à-dire l’accord des esprits libres qui se réclament de la raison et désirent pour les autres, le bien qu’ils désirent pour eux-mêmes. Cette éthique de la libre joie n’est pas seulement l’indication d’un style personnel d’existence. Elle implique, pour être pleinement réalisable, des conditions politiques qui sont comme les exigences d’un programme : instauration d’une société de "paix" et de "concorde" qui rende possible la "vraie vie de l’esprit" et qui soit fondée sur un pacte social démocratique ; garantie de la tolérance et indépendance du pouvoir politique à l’égard des instances religieuses ; liberté d’expression ("Dans une libre République chacun peut penser ce qu’il veut et dire ce qu’il pense") ; enfin, propriété collective de la terre et citoyens en armes.
De condition modeste par choix, excommunié par la Synagogue pour son hétérodoxie, haï par l’Europe chrétienne pour son "athéisme", ascète par nécessité et mort à quarante-cinq ans, Spinoza propose au contraire à ses lecteurs une voie pour accéder à cette félicité qu’on appelle aussi bonheur, et qui est la permanence de la joie d’être et d’agir. Cette jouissance, toujours qualifiée comme joie concrète, est si justifiée et si réfléchie qu’elle suscite en nous, sans aucune immortalité, le sentiment et l’expérience de notre éternité. C’est pourquoi, en subvertissant le sens des mots, Spinoza peut identifier explicitement "béatitude", "liberté" et "salut".
Robert Misrahi, Nouvel Observateur - Hors-série Le bonheur (1998).
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