De l’amour et de la solitude – Jiddu Krishnamurti
Nous devons observer nos relations mutuelles telles qu’elles sont maintenant, tous les jours ; et en observant ce qui est, nous découvrirons comment amener une modification dans cet état de fait.
Donc nous décrivons ce qui est vraiment. Chacun vit dans son monde à lui, son monde d’ambition, d’avidité, de peur, de soif de réussite – avec tout ce que cela suppose. Si je suis marié, j’ai des responsabilités, des enfants ; je me rends au bureau ou ailleurs pour travailler ; puis mari et femme, garçon et fille, se rencontrent au lit.
Et c’est ce que nous appelons l’amour: nous vivons des vies séparées, isolées, nous dressons autour de nous des murailles de résistance, nous poursuivons une activité égocentrique. Chacun recherche psychologiquement une sécurité ; chacun dépend de l’autre pour son confort, son plaisir, sa compagnie. Parce que chacun d’entre nous est profondément seul, chacun exige d’être aimé, chéri, chacun cherche à dominer l’autre. Vous pouvez en faire la constatation si vous vous observez vous-même.
Existe-t-il aucune relation authentique? Il n’y en a aucune entre deux êtres humains ; ils ont beau avoir des enfants, vivre sous le même toit, en fait ils ne sont pas vraiment reliés l’un à l’autre. S’ils ont des projets communs, ces projets les soutiennent, les lient, mais ce n’est pas là une vraie relation.
Lorsqu’on prend conscience de tout cela, on s’aperçoit que s’il n’existe aucune relation entre deux êtres humains, la corruption commence à se manifester non pas dans la structure externe de la société, à travers le phénomène extérieur de la pollution, mais sous forme d’une pollution, d’une destruction intérieures.
Les êtres humains n’établissent aucune relation digne de ce nom – c’est le cas pour vous. Vous avez beau tenir l’autre par la main, vous avez beau vous embrasser, dormir ensemble, en réalité, en y regardant de plus près, y a-t-il vraiment relation?
Avoir une vraie relation signifie ne pas dépendre l’un de l’autre, ne pas fuir votre solitude à travers un autre, ne pas tenter de trouver, grâce à l’autre, un réconfort, une compagnie. Quand, à travers l’autre, on cherche un réconfort, quand on est dépendant, avec tout ce que cela suppose, une quelconque relation est-elle possible? N’est-ce pas en fait une exploitation réciproque?
Nous ne sommes pas cyniques, mais simplement en train d’observer réellement ce qui est: ce n’est pas du cynisme. Pour découvrir ce que veut dire une vraie relation, il faut comprendre cette question de la solitude, car nous sommes, pour la plupart, terriblement seuls. Plus nous vieillissons, plus nous sommes seuls, et plus particulièrement dans ce pays-ci. Avez-vous remarqué comment sont les gens âgés? Avez-vous remarqué leurs modes d’évasion, leurs distractions? Ils ont travaillé toute leur vie, et ils cherchent à fuir à travers diverses formes de divertissements.
Face à tout cela, pouvons-nous découvrir une manière de vivre où nous n’exploiterions pas autrui – où, psychologiquement, émotionnellement, nous ne dépendrions pas d’autrui, où nous n’utiliserions pas l’autre comme un moyen de fuir nos propres tourments, nos propres désespoirs, notre propre solitude?
Comprendre cela, c’est comprendre ce qu’être seul veut dire. Vous êtes-vous jamais senti seul? N’avoir aucun lien avec un autre, être complètement isolé, savez-vous ce que cela signifie? Vous pouvez être en famille, ou parmi la foule, ou encore au bureau, n’importe où, quand soudain s’abat sur vous un sentiment de solitude absolue, doublé de désespoir. Tant que vous n’aurez pas résolu ce problème complètement, vos liens de relation ne seront que des moyens d’évasion, conduisant de ce fait à la corruption, à la souffrance.
Comment faire pour comprendre cette solitude, ce sentiment d’isolement total? Pour cela, il faut observer notre propre vie. Chacun de vos actes n’est-il pas une activité égocentrique? Certes on peut, à l’occasion, se montrer charitable, généreux, agir sans motif personnel – mais c’est rare. Ce n’est pas par la fuite que ce désespoir pourra être dissipé, mais uniquement par l’observation.
Nous voilà donc revenus à cette question, à savoir comment nous observer nous-même de telle sorte que cette observation soit dépourvue de tout conflit.
Car le conflit est corruption, gaspillage d’énergie ; il est aussi cette lutte féroce qu’est notre existence, de l’heure de notre naissance jusqu’à l’heure de notre mort. Est-il possible de vivre sans un seul instant de conflit? Pour ce faire, pour découvrir cela par nous-même, nous devons apprendre à observer tout le mouvement qui est le nôtre. L’observation véritable est celle d’où l’observateur est absent: il n’y a plus alors que la seule observation.
Quand il n’y a pas relation, peut-il y avoir amour? Certes nous en parlons, et l’amour tel que nous le connaissons est lié à la sexualité et au plaisir, n’est-ce pas? Certains d’entre vous disent: « Non. » Dès l’instant où l’on dit non, alors il faut qu’on soit sans ambition, hors de tout esprit de compétition, de toute division telle que « vous » et « moi », ou « nous » et « eux ». Il ne doit plus exister de division de nationalité, ni de ces divisions qu’entraînent la croyance, le savoir. Alors seulement pourrez-vous dire que vous aimez. Mais pour la plupart des gens, l’amour est lié au sexe et au plaisir, et à toutes les douleurs qui les accompagnent – jalousie, envie, antagonismes – vous savez bien ce qui se passe entre homme et femme. Quand cette relation-là n’est pas vraie, réelle, profonde, complètement harmonieuse, comment la paix pourrait-elle exister dans le monde? Comment la guerre pourrait-elle prendre fin?
La relation est donc l’une des choses les plus importantes – sinon la plus importante – de la vie. Cela veut dire qu’il nous faut comprendre ce qu’est l’amour. Et, assurément, l’amour vient à notre rencontre étrangement, sans qu’on le sollicite.
Lorsque vous découvrez par vous-même ce que l’amour n’est pas, alors vous savez ce qu’il est.
Pas de façon théorique ou discursive, mais en prenant conscience dans les faits de ce que l’amour n’est pas: n’ayez donc pas un esprit ambitieux, compétitif, un esprit qui ne cesse de lutter, de comparer, d’imiter. Un tel esprit est absolument incapable d’aimer.
Pouvez-vous donc, vivant dans ce monde, être totalement dénué d’ambition, vivre sans jamais vous comparer à un autre? Car dès l’instant où vous comparez, s’installent aussitôt le conflit, l’envie, le désir de réussir, de surpasser l’autre.
Un esprit et un cœur qui gardent la mémoire des blessures, des insultes, de tout ce qui les a rendus insensibles et les a émoussés – un tel esprit, un tel cœur peuvent-ils savoir ce qu’est l’amour? L’amour, est-ce le plaisir? C’est pourtant bien le plaisir que nous recherchons, consciemment ou inconsciemment. Nos dieux sont l’écho direct de notre plaisir. Nos croyances, nos structures sociales, la morale en vigueur dans la société – laquelle est foncièrement immorale – sont le résultat de notre quête du plaisir.
Et quand nous disons: « J’aime quelqu’un », s’agit-il d’amour? Or aimer signifie: point de séparation, ni de domination, ni d’activité égocentrique. Pour découvrir ce qu’est l’amour, il faut rejeter tout cela, le rejeter au sens d’en voir la fausseté. Dès lors que l’on a vu pour fausse une chose jusqu’alors considérée comme vraie, naturelle, humaine -jamais plus on ne peut y retourner ; quand vous voyez un serpent venimeux, ou un animal dangereux, jamais vous ne jouez avec lui, jamais vous ne vous en approchez.
De même, lorsque vous verrez véritablement que l’amour n’est rien de tout cela, que vous le percevrez, l’observerez et le remâcherez, que vous vivrez avec la chose, en vous y impliquant totalement, alors vous saurez ce qu’est l’amour, la compassion – c’est-à-dire une passion qui s’adresse à tous.
Nous sommes sans passion ; nous connaissons le désir, le plaisir. Le sens originel du mot passion est « souffrance ». Nous avons tous connu la souffrance sous une forme ou une autre: souffrance lorsqu’on perd quelqu’un, souffrance lorsqu’on s’apitoie sur soi-même, souffrance de l’espèce humaine, collective ou individuelle. Nous savons ce qu’est la souffrance, la mort d’un être que nous pensons avoir aimé. Si vous demeurez totalement avec elle, sans chercher en aucune façon à la rationaliser ou à la fuir, ni en parole ni en action, si vous demeurez avec elle complètement, sans le plus petit mouvement de la pensée, alors vous découvrirez que de cette souffrance jaillit la compassion. Cette compassion a la qualité même de l’amour – et l’amour ne connaît pas la souffrance.
Donc, pouvez-vous découvrir comment vivre, tout de suite, dès aujourd’hui, une vie où toute chose que vous avez commencée atteindrait sa fin définitive ?
Pour ce faire, il faut mettre fin – pas dans la vie de bureau, bien sûr, mais intérieurement – à tout le savoir que vous avez engrangé, le savoir étant la somme de vos expériences, de vos souvenirs, de vos blessures, de cette façon de vivre si comparative, où vous vous mesurez sans cesse à quelqu’un d’autre. Il faut mettre fin à tout cela chaque jour, afin que le lendemain votre esprit soit plein de fraîcheur, de jeunesse. Un tel esprit ne peut jamais être blessé, et c’est cela l’innocence.
Il nous faut découvrir par nous-même ce que mourir veut dire ;
alors il n’y a plus de peur, et de ce fait chaque jour est un jour nouveau – et cela, je le pense vraiment, je sais qu’il est possible de le faire – de sorte que votre esprit et vos yeux voient la vie comme étant quelque chose de complètement neuf.
C’est cela, l’éternité. C’est la qualité de l’esprit qui a éprouvé cet état intemporel, car il sait désormais ce que signifie mourir chaque jour à tout ce qu’il a emmagasiné au fil de la journée. Assurément, c’est en cela qu’est l’amour. L’amour est une chose entièrement neuve chaque jour, ce que plaisir n’est pas: le plaisir, lui, s’inscrit dans une continuité. L’amour est toujours neuf, il est donc en lui-même sa propre éternité.
Souhaitez-vous poser des questions ?
Interlocuteur : Vous semblez croire aux vertus du partage, mais en même temps vous dites que deux amants, ou un mari et sa femme, ne peuvent pas, ne doivent pas prendre pour base de leur amour le fait de s’apporter un réconfort mutuel. Je ne vois pas quel mal il y a à se réconforter l’un l’autre: c’est un partage.
Krishnamurti : Que partagez-vous? Que partageons-nous en ce moment même? Nous avons parlé de l’amour, nous avons parlé de la mort, de la nécessité d’une révolution totale, d’un changement psychologique du tout au tout, du refus de vivre selon les vieux schémas des formules toutes faites, des luttes et des souffrances, de l’imitation et du conformisme, et de tout ce que les hommes ont vécu pendant des millénaires – pour en arriver à ce fantastique univers de pagaille! Nous avons parlé de la mort.
Comment faire pour partager cette chose-là? Pour partager la compréhension que nous en avons – et non le constat purement verbal, ni la description que l’on en fait, ni les explications que l’on en donne? Que signifie partager la compréhension, partager cette vérité qui accompagne la compréhension? Et que signifie cette compréhension? Vous me dites quelque chose qui est sérieux, vital, pertinent, important, et j’écoute avec une attention complète, parce que, pour moi, l’enjeu est vital. Et pour que mon écoute soit à la mesure de cet enjeu vital, il faut que mon esprit soit calme, silencieux, n’est-ce pas? Si je bavarde, si j’ai le regard ailleurs, si je compare ce que vous dites à ce que je sais, mon esprit n’est pas tranquille et silencieux. Ce n’est que lorsque mon esprit est calme, immobile, silencieux, entièrement à l’écoute, qu’il y a compréhension de la vérité d’une chose. Cela, nous le partageons ensemble ; autrement, nous ne pouvons pas partager. Nous ne pouvons pas partager les paroles, nous ne pouvons partager que la vérité d’une chose. Vous et moi ne pouvons voir la vérité d’une chose que lorsque notre esprit s’engage tout entier dans cet examen.
Devant la splendeur d’un coucher de soleil, la beauté des collines, ou les ombres et le clair de lune, comment faire pour partager tout cela avec un ami? Est-ce en lui disant: « Regardez, mais regardez cette magnifique colline »? Vous pouvez prononcer ces mots – mais est-ce cela, partager? Quand vous partagez authentiquement quelque chose avec un autre, cela signifie qu’il faut avoir tous deux la même intensité de perception, au même instant, au même niveau. Sinon, on ne peut pas partager, n’est-ce pas? Il faut avoir des deux côtés le même intérêt commun, au même niveau, la même passion, sinon comment pourrait-on partager? On peut partager un morceau de pain, mais ce n’est pas de cela que nous parlons.
Pour voir ensemble, c’est-à-dire partager, il faut que nous puissions voir tous deux – il ne s’agit pas d’être d’accord ou non, mais de voir ensemble ce qu’il en est de la réalité des faits. Ne pas l’interpréter en fonction de mon conditionnement ou du vôtre, mais voir ensemble ce qui est. Et pour voir ensemble, il nous faut être libres d’observer, libres d’écouter. Et cela veut dire être sans préjugés. C’est alors seulement, avec cette qualité d’amour, qu’il y a partage.
Interlocuteur : Quand vous parlez de relation, c’est toujours d’un homme et d’une femme, ou d’une jeune fille et d’un jeune homme que vous parlez. Les choses que vous dites concernant ces relations-là s’appliquent-elles aussi à la relation entre un homme et un autre homme, ou entre une femme et une autre femme?
Krishnamurti : Vous voulez parler d’homosexualité?
Interlocuteur : Effectivement, si tel est le nom que vous souhaitez lui donner.
Krishnamurti : Voyez-vous, quand nous parlons ici d’amour, que ce soit entre un homme et un autre homme, entre une femme et une autre, ou entre homme et femme, nous ne parlons pas d’un type de relation en particulier, mais de la relation en tant que mouvement global, de relation au sens global, non d’une relation intéressant une ou deux personnes.
Ne savez-vous pas ce que cela veut dire que d’être relié au monde entier, ce que cela signifie, lorsqu’on a le sentiment d’être soi-même le monde ? Non pas l’idée – ce serait abominable – mais avoir le sentiment réel qu’on est responsable, que cette responsabilité vous engage ? Il n’est d’autre engagement que celui-là ; ne vous engagez pas avec pour langage les bombes, ne vous engagez pas dans une activité particulière, mais sentez que vous êtes vous-même le monde et que le monde n’est autre que vous.
Faute de vous transformer complètement, radicalement, de déclencher en vous-même une mutation globale, quoi que vous fassiez extérieurement, il n’y aura pas de paix en vue pour l’homme. Mais si ce sentiment est en vous, jusque dans vos veines, alors c’est entièrement au présent, et au changement qu’il faut introduire dans le présent, que s’attacheront vos questions – et non à des idéaux hypothétiques.
New York, le 24 avril 1971
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