ƒ Le Nouveau Monde : la nature, porte ouverte vers la Grâce. | Carnet de vie

Le Nouveau Monde : la nature, porte ouverte vers la Grâce.





Sur les bords du Nouveau Monde, Pocahontas vit en parfaite communion avec la terre, ses esprits et ses éléments. Au coeur du continent, débarquent des Colons anglais. Avides et cruels, ils  rompent l'équilibre fragile de la vie sauvage du peuple indien.
Le "Nouveau Monde" de Terrence Malick, d'une splendeur suprême, se fait l'ode absolue de la beauté de la nature "mère", une oeuvre panthéiste sublime, chantant l'espoir d'une alliance possible entre l'état de nature et la civilisation, une réconciliation de la modernité avec le monde sauvage. 
Pocahontas, l'héroïne du film, incarne ce désir d'union, cette volonté farouche portée par la même force qui la lie d'une relation fusionnelle avec la nature "mère". Mais l'échec de la paix entre civilisations est inévitable. 
Malgré cette perte, Pocahontas, à travers ses prières inspirées, pousse sa quête d'harmonie et de paix encore plus loin. Intégrée dans une existence qui la coupe de ses racines, elle réserve son coeur et son esprit toujours à cette "mère" qu'elle ne cesse d'invoquer. Elle accède, en redécouvrant peu à peu le goût de vivre, à la perception transcendantale et mystique de la raison d'être de tout ce qui vit, de tout ce qui fait la Vie.
Elle parvient à saisir son essence, le sens de la Nature, puissance de création et d'amour. Par cette volonté de paix avec elle-même et avec le Tout, elle fait véritablement corps et ame, un avec la Nature, la "Mère", l'Amour, la plénitude universelle.


L'homme est enfant de la nature en perpétuelle quête de la Nature. Ce chemin qui prend son départ dans la fusion avec la nature pour accéder à plus haut, pour atteindre la grâce, sera pour Terrence Malick la réflexion centrale de son film "Tree of Life", d'où pourrait être tirée cette interrogation : la nature, qui nous dicte ses lois pour son propre intérêt de permanence, ne serait-elle, pour tout être né de nulle part, qu'une porte ouverte vers la Grâce ?


Dan Thuy VO


Listen to the wind - Musique : James Horner - Chant : Hayley Westenra 


Synopsis

En avril 1607, trois bateaux anglais accostent sur la côte orientale du continent nord-américain. Au nom de la Virginia Company, ils viennent établir "Jamestown", un avant-poste économique, religieux et culturel sur ce qu'ils considèrent comme le Nouveau Monde. Même s'ils ne s'en rendent pas compte, le capitaine Newport et ses colons britanniques débarquent au coeur d'un empire indien très sophistiqué dirigé par le puissant chef Powhatan. John Smith, un officier de l'armée, est alors aux fers pour insubordination. Déstabilisés, les Anglais préfèrent combattre plutôt que de s'adapter. En cherchant de l'aide auprès des Indiens, John Smith découvre une jeune femme fascinante. Volontaire et impétueuse, elle se nomme Pocahontas, ce qui signifie "l'espiègle". Très vite, un lien se crée entre elle et Smith. Un lien si puissant qu'il transcende l'amitié ou même l'amour...









Critiques de la presse

De l'Eden au paradis perdu

Gazouillis d'oiseaux, transparences aquatiques, vertiges d'un jardin idyllique où toute la beauté sidère, du ciel aux arbres : c'est à Rimbaud que l'on pense en découvrant les premières images du Nouveau Monde, de Terrence Malick, à sa féerie ivre, azurs verts, rutilement du jour, circulation des sèves inouïes. Les caravelles anglaises du commandant Newport se profilent au large des côtes de Virginie et, descendus de leurs fleuves impassibles, les Indiens Algonquins au torse nu et crête en palmier observent l'étrange arsenal de ces visiteurs à casque et armure.

L'heure est encore paisible, mais les échos musicaux de Wagner annoncent la symphonie d'un désastre.

1607, les conquérants débarquent. L'un d'eux, le capitaine Smith, est fait prisonnier par ces indigènes que Malick dépeint en athlètes grimés au sens inné de l'approche dansante, de la progression en tapinois, du saut furtif, vifs comme des chamois, méfiants comme des biches, un essaim de Nijinski en hautes herbes. Sur le point d'être immolé, le conquistador barbu est sauvé par une princesse âgée de 13 ans : la jeune Pocahontas, un feu follet qui l'entraîne dans ses jeux de plein air, attrape-moi, roulés-boulés, ondoiements sous-marins.

Smith et Pocahontas vont tomber amoureux. Mais, pour l'instant, ils sont, en parallèle, amoureux du spectacle que leur offre la nature. Lui, ébahi par ces horizons infinis, elle, en communion avec l'esprit des lieux. Terrence Malick est un cinéaste des voix intérieures. Voix off des adolescentes-narratrices dans La Balade sauvage (1973) et Les Moissons du ciel (1978), entrelacs de pensées des soldats de Guadalcanal composant un oratorio du lyrisme sensualiste dans La Ligne rouge (1998). Ici deux monologues de ravissement, expressions de deux cultures, qui vont peu à peu converger de concert, sur la même longueur d'onde, et entrevoir le désir d'unir leurs âmes, puis leurs corps.

Cette effusion incantatoire est au diapason du cinéma élégiaque, ontologique de Terrence Malick, dont les splendeurs visuelles répondent aux mots des grands écrivains américains (les transcendantalistes) qui exaltèrent la pureté originelle de la prairie. Thoreau, Whitman, apôtres de la fusion avec la nature, d'un panthéisme régénérateur, d'une rédemption par la mystique de la nymphe, la savane, la forêt nourricière.

Depuis son premier film, Terrence Malick explore le rapport de l'homme avec le cosmos, comment l'éden est devenu un paradis perdu. Pour reprendre la formule de Michael Henry dans le dossier de Positif consacré à Malick (no 540), "à la guerre au coeur de la nature de La Ligne rouge fait place (dans Le Nouveau Monde) la guerre contre la nature elle-même".

Car Le Nouveau Monde est l'histoire d'un rendez-vous manqué. La découverte de ces terres sauvages aurait pu, comme le rêve Malick dans le premier tiers du film, engendrer une fusion entre l'idéal païen des Indiens et le spiritualisme puritain des Européens. De cette confrontation entre la "civilisation" et une culture proche de la nature auraient pu naître un remords, une coexistence pacifique, un métissage idéologique, une nouvelle conception de la cohabitation interraciale (illustrée par l'idylle entre Smith et Pocahontas). Au lieu de quoi les colons choisissent le viol du sanctuaire, le vol du territoire des autochtones, la destruction de l'eldorado.

LE DEUIL ÉTERNEL

Dans cette Virginie souillée, ils imposent leur convoitise, leur fanatisme. Ce sont eux qui se conduisent en barbares, abattant les arbres, repoussant les indigènes toujours plus loin, jusqu'à les exterminer. Pour avoir pactisé avec les Indiens, Smith est déchu par ses pairs, et pour avoir innocemment favorisé l'installation des occupants sans scrupule, Pocahontas sera bannie de son peuple. L'histoire, authentique, de l'expédition de Smith, appelé à d'autres missions, et de Pocahontas, qui épouse John Rolfe, un aristocrate veuf, vient à la cour de Jacques Ier et meurt dans les brouillards de la Tamise à 22 ans, a accouché d'un mythe. En Angleterre, la jeune et chaste princesse de Virginie est devenue un exemple d'assimilation.

Terrence Malick ne voit pas la légende du même oeil. Nulle conversion à la foi chrétienne chez cette idéaliste livrée à l'ennemi, déracinée, portant le deuil éternel de celui qu'elle aima, et qui, plongée dans l'univers du Vieux Monde, découvre la boue, la jalousie, la mesquinerie, les luttes de pouvoir, la cupidité, l'obscurantisme religieux, le mensonge.

C'est dans un carcan qu'elle se retrouve quand elle est transplantée en Angleterre, brisée, perdue, confrontée à la saleté, la maladie (elle est emportée par une variole), le ciel obscur, les animaux attachés, la nature domestiquée, quadrillée, transformée en parc à la française.

Grand spectacle, assurément, Le Nouveau Monde est surtout un magnifique film d'auteur, une oeuvre méditative, riche de rimes visuelles, d'échos splendides, renouvelant superbement (par le respect des rituels, la chorégraphie) la représentation des Indiens de l'empire brisé de Powhatan.

Jean-Luc Douin



Sept ans entre La Ligne rouge et ce Nouveau monde : Terrence Malick s'est-il dopé ? Inutile probablement, tant le cinéaste flotte désormais en des sphères inaccessibles au commun de ses pairs. Le Nouveau monde peut d'ailleurs être vu comme le manifeste de cette solitude, qui ne s'enclenche plus comme les autres films de Malick sur la mécanique d'un genre (thriller, mélodrame, film de guerre) mais qui se joue au contraire d'un vieux mythe, celui de Pocahontas, pour s'échapper dès ses premiers plans en Malickland total, jadis entrevu seulement par intermittences. Pocahontas donc, soit la trahison d'une jeune Indienne pour le capitaine Smith au moment où les colons anglais s'installent en Virginie.

L'occasion pour Malick de se frotter au film en costume et à la reconstitution historique ? Pas le moins du monde, tant n'importe chez lui aucun enjeu politique au profit d'une pure et simple extase formelle, opéra cosmogonique où l'hymne à la Nature et l'obsession pour une harmonie perdue règne en toute placidité. Les assez nombreux réfractaires au trips néo babas malickiens risquent bien d'y laisser leur peau, le film entrant dans cette catégorie d'expériences terminales, complètement autistes, imposant au spectateur de pénétrer une bulle de ressassement assez comparable -en ce sens seulement- à l'effet produit par Le Château ambulant de Miyazaki : films de maturité absolue où menace parfois le flottement, un remuement ou étalement tournant un peu à vide, mais où bat jusqu'à plus soif le coeur enfin trouvé de l'oeuvre.

Pour Malick, cela revient à étirer au maximum l'histoire d'amour, jusque dans ses moindres battements, entre Pocahontas et Smith, puis entre Pocahontas et Rolfe, qui lui fait découvrir l'ancien monde au cours d'un voyage en Angleterre. La prise en charge des événements historiques tient en quelques séquences foudroyantes (la bataille entre Indiens et Anglais, suite d'ellipses proche du montage-photo) ou recourant à un expressionnisme déroutant de splendeur baroque (le retour chez les siens de Smith : quelques plans, sons, silhouettes malades dans un no man's land purulent). Le reste n'est qu'attention souveraine portée à la Nature, aux cycles du désir et des saisons, aux circulations entre monde sauvage et civilisation, une forme de sublime renvoyant moins l'homme à sa condition qu'il ne l'appelle et le nourrit de son éternité.

Le personnage frêle et gracieux de Pocahontas est le tour de force du film, capable de porter l'ensemble du récit sans que jamais ne faiblisse son mouvement. Entre elle et la surpuissance de la mise en scène malickienne (force wagnérienne qui emporte tout sur son passage, sérénité portée par le timbre ténu des voix off) s'installe ce film au faux rythme paradoxal, à la fois fleuve et fil, ligne et trait, projet total et mélodrame à la légèreté prodigieuse. Voici sans aucun doute le film le plus personnel de Malick, élan pur qui tire l'oeuvre vers son extrémité. Qu'on accepte ou non d'entrer dans la danse, impossible de nier que se joue là une forme de permanence et d'absolu du cinéma que seuls quelques maîtres ont pu approcher.

Vincent Malausa



La découverte du continent américain résumé poétiquement comme la perte de l'innocence par un Malick toujours aussi génial. Une déclinaison de Pocahontas qui fait briller les yeux et emballe le cœur.



Un magnifique générique se charge de poser le cadre. La découverte des terres américaines, résumée sur des sortes de gravures, montre déjà l'approche poétique du film. Le rapprochement avec La ligne rouge semble évident. Même plan d'introduction, sauf que là pas de crocodile s'immergeant dans la vase. Puis une succession d'images de nature splendide, dont certaines avec des indiens se baignant exactement filmés de la même manière que les mélanésiens. La caméra sous-marine les observe, rend grâce à leur mouvement et montre une véritable communion avec la nature. Quelques plans plus tard, les caravelles ont remplacé les barges de débarquement, les anglais en armures lourdes accostent en lieu et place des marines. Plus généralement, les deux films ont en commun de décrire le fondement même de la construction individualiste de l'Amérique : la propriété privée. Les colons n'ont que faire des tribus déjà établies, ils s'installent sur des terres, et par d'habiles jeux politiques, imposent leur mode de vie.


Pourtant, le Nouveau monde est bien moins pessimiste que La ligne rouge. Déjà parce qu'il tente de rapprocher les peuples. Si les relations colons/indigènes se détériorent, il nous est donné de voir que l'entente et la compréhension des peuples est possible. Le métissage forcé ne sert à rien, tout comme l'autarcie pousse à l'intolérance. Par extension, Malick cherche à réconcilier l'Homme « civilisé » avec mère nature. L'indigène représente la passerelle entre les deux mondes. Ce dernier est plus pur, moins corrompu. Quand le capitaine Smith (Colin Farrell) se retrouve chez eux, il se rend compte à quel point leur mode de vie peut s'adopter dans la plus pure facilité. Par les voix off, comme à l'accoutumée, Malick se permet de décrire les sensations au lieu de créer des situations théâtrales trop didactiques. Ainsi, on découvre que les indiens appellent la nature « mère », que la jalousie, la haine et le mépris leurs sont totalement inconnus.


La trajectoire de Pocahontas (Q'orianka Kilcher) ainsi définie ici illustre le passage de cet état de pureté à une codification forcée de son rythme de vie. Elle débute en harmonie avec son peuple et donc la relation entretenue avec la nature avant d'aimer Smith. Peu à peu, elle se soumet au mode de vie occidental, malgré les précautions du capitaine. Elle revêt l'accoutrement de femme du XVIe, découvre le mensonge, la trahison, les arbres abattus. Elle se met à faire semblant d'aimer, de croire, oublie ses racines. Son amour déchu pour Smith se mue en réconfort forcé dans les bras de John Rolfe (Christan Bale).


Poème incandescent

S'arrêter à cet analyse très premier degré, aussi passionnante puisse être le message malickien, serait une erreur. La substance même de son cinéma est de nous offrir des poèmes filmés comme rarement (jamais?) nous n'en avons vu. Sa science du cadrage de la nature est une nouvelle fois mise en œuvre pour plonger dans ce monde inconnu. La lumière crépusculaire du soir reflète sur les rivages les états d'âme amoureux d'un couple bouleversant. Smith et Pocahontas symbolisent plus qu'un amour platonique. La découverte de l'inconnu du britannique se retrouve aussi bien dans le côté baroudeur que dans la soif de s'émerveiller de l'autre. Ils cherchent à communiquer. Les vingts minutes où Smith vit en harmonie avec les indiens font partie des plus voluptés du cinéma récent. L'amour qui s'y crée donne véritablement envie de suspendre le temps, de s'envoler avec une machine à voyage dans le temps pour essayer de ne vivre ne serait-ce qu'un instant dans un tel état de plénitude.


Le principe de la voix off est ici plus poussé qu'à l'accoutumé puisque Malick, grand poète tant toutes ses phrases caressent l'oreille, se permet des envolées lyriques douces. Il synchronise le mot à l'image afin d'illustrer ce sentiment presque enfantin de l'amour. On souffre pour les personnages : quand Smith doit partir, quand Pocahontas doit vivre sans lui ou qu'elle est contrainte de quitter sa tribus et plus étrangement, qaund John Rolfe, pourtant briseur de l'harmonie amoureuse, rumine un amour incompris. Quel meilleur moyen de mesurer la qualité d'un poème que de constater à quel point les mots nous manque pour décrire au plus juste le ressenti de se qui nous parvient ? Le Nouveau monde laisse bouche bée, les yeux brillants, et quand le générique de fin laisse paraître les chants des oiseaux, on repense au visage de Pocahontas (l'un des plus beaux jamais vu), à cette communion avec la nature, à cette épopée Lévi-Straussienne que Terrence Malick vient de nous offrir généreusement. Incontestablement le plus grand cinéaste de ce début de siècle.

Alexandre Mathis


L’art du Nouveau Monde

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Fort d’une minutieuse reconstitution inspirée de croquis européens d’époque, Terrence Malick poursuit la constitution de son univers solitaire avec un art consommé du montage fluide (valeurs de plans logiques et signifiantes, très nombreux raccords de mouvement et de regard, fondus et panoramiques successifs), guidé par un point de vue omniscient et selon un découpage systématiquement étranger au plan-séquence « moderne ». Héritier d’une "grammaire cinématographique" de la transparence hollywoodienne (dont il se sert pour développer ses célèbres fondus enchaînés sur des plans de vols d’oiseaux, d’animaux domestiques et sauvages, de champs de blé, d’eau et de forêt vierge...), Terrence Malick met en scène une réflexion complexe sur la nature humaine nichée au creux de la Création.

Décadrage du genre

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Chez Terrence Malick, la musique, les voix, les sons naturels et la picturalité de ses images participent pleinement à l’élaboration rythmique du récit. Une main caressant les hautes herbes possède en soi autant de force que l’action telle qu’elle nous est imposée aujourd’hui. L’espace et le temps prennent leur plein sens dans la rhétorique cinématographique. La lenteur des gestes, la contemplation qu’il impose, sont autant de signes de la rétention du temps et de sa dilatation dans l’expérience intime des personnages.

La légende et l’Histoire

Partant de la trame d’un film d’aventure, il réussit à inscrire la vérité de Pocahontas dans un contexte composé à la fois d’un sentiment panthéiste embrassant la totalité du monde et d’une subjectivité affirmée.

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Quelles sont les résonances de la légende de Pocahontas aujourd’hui ? Si ce n’est de rappeler que l’installation des colonies anglaises, au nom de l’expansion prétendument bienveillante d’une nation nouvelle, n’est que le paradigme du génocide. Cette conquête signifia en réalité l’expulsion violente des Indiens de la totalité du continent, jalonnée d’atrocités indicibles à l’issue desquelles on a parqué les survivants dans des réserves. Terrence Malick souligne dans le film l’irrationalité cupide et tragique de ces ersatz d’Hernán Cortés qui n’eurent qu’une seule idée en tête, trouver de l’or, ce que Marx définissait comme « l’accumulation primitive du capital ».

Les sonorités de la pensée

Depuis Badlands, Malick a instauré un dispositif récurrent, qui consiste à mettre en perspective des personnages qu’il nous fait connaître intérieurement plus qu’il ne les donne à voir en action. Les subjectivités des voix over s’additionnent au lieu de s’accumuler, pour faire sens, non pas dans l’action mais dans les mouvements de l’âme à s’accomplir. Chacune d’elles possède ses propres interrogations, ses obsessions, ses états d’âme. Mais la construction est telle qu’il ne s’agit pas pour le spectateur d’en coller les morceaux comme les pièces d’un puzzle. La voix intérieure fonctionne ici comme témoignage des ambivalences de l’être, vécues comme une cassure : il y a l’homme qui agit et l’homme qui se voir agir. L’homme aux prises avec le respect des règles de la communauté et de l’organisation sociale et l’homme qui désire s’en extraire, pour tenter de vivre une existence qu’il aurait choisie. Qu’est-ce qui empêche Smith de prolonger son fantasme au lieu de le rabaisser à un but inatteignable ?

Les monologues intérieurs des personnages peuvent être niés par l’image visuelle ou la contredire. Ils participent au travail de réinterprétation du spectateur qui permet de construire le système d’idées et de valeurs sous-jacentes à l’image sonore. Le caractère monotone de ces états d’âme prend la forme de l’ataraxie, où la tranquillité de l’âme entre en contradiction avec la violence des rapports humains. Comment concilier l’intime et le collectif ? Comment réunir deux mondes que tout sépare ?

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Transcendentalisme et panthéisme

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Le panthéisme de Terrence Malick n’est pas manichéen. Le but de son propos n’est pas d’idéaliser la nature, point de départ de la philosophie transcendentaliste américaine, mais d’imbriquer la totalité des êtres vivants humains, animaux et végétaux dans un grand Tout et de penser, en véritable Henry David Thoreau du cinéma contemporain, l’humanisme d’une vie à la lisière de la nature sauvage. Dès lors, les sens convergent : le pouvoir des hommes de défigurer la nature, la volonté atavique et salvatrice des hommes d’y vivre en harmonie, le pouvoir de la nature de refléter le bien et le mal mais aussi l’absence de symétrie entre la nature et l’homme civilisé (sa célèbre indifférence ?). L’attention du cinéaste pour la scène obligée de l’incendie, présente dans les quatre films, participe également de cette liturgie panthéiste qui célèbre la fascination humaine pour toutes les formes de nature.

Profitant de la concomitance des verts flamboyants avec l’image d’Épinal de l’Eden, la mise en scène et les voix over de La Ligne rouge interrogeaient frontalement la possible lecture manichéenne de l’opposition entre la nature et l’homme. Après ce détour par une végétation exotique particulièrement fascinante, Le Nouveau Monde, entièrement filmé en lumière naturelle, égrenant les saisons de l’amour et du monde, est une véritable somme esthétique du réalisateur autour de l’idée du panthéisme et de la multiplicité des façons de regarder et de vivre notre nature. La subtilité de Malick est évidente dans sa manière de mettre en scène l’harmonie des indiens avec la nature car ils semblent se différencier sans s’en distinguer. Les indiens possèdent une maîtrise intelligente et ancestrale (le tabac, la culture) et "durable" sur leurs terres.

Aux plans d’une intelligence au creux de la forêt succèdent les plans de la civilisation mortifère qui a tout rasé pour s’installer. Le camp ironiquement retranché dans sa propre pathologie civilisatrice devient très vite un lieu cauchemardesque. Les rôles s’inversent : le sauvage, c’est le Blanc. Parmi eux, on retrouve même le personnage du dément de La Ligne rouge (interprété à nouveau par John Savage) qui cristallise les peurs des hommes en psalmodiant leur vérité refoulée. Cette figure, qui fait écho à la sorcière de l’œuvre de Shakespeare, est-elle une nouvelle incarnation visuelle des recherches formelles du cinéaste autour des voies intérieures ?

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La sexualité suggérée

Rien de plus déconcertant que la pudeur de Terrence Malick en ce qui concerne la représentation de la sexualité. Cinéaste américain puritain, sourd à l’héritage féroce du burlesque, il ne souhaite pas montrer la chair des amours de ses personnages. (...) Cette pudeur, partie prenante de l’univers cinématographique de Malick, est enserrée dans un jeu de sens. C’est un signe prégnant qui peut déclencher en partie la fureur de l’époux trompé dans Les Moissons du ciel ou être le signe incertain d’un rêve dans Le Nouveau Monde. L’ellipse sexuée est accentuée dans son dernier film par le décor d’une nature vierge des agressions de la civilisation, dont le sensualisme exotique a comme absorbé ce "trop-plein" des relations humaines.

Le physique des héroïnes de Terrence Malick n’est pas de l’ordre de l’évidence : le visage laiteux et mouchardé de l’adolescente Sissy Spacek dans Badlands, la mâchoire masculine de Brooke Adams dans Les Moissons du ciel. Pocahontas, prénommée une seule fois ainsi, possède une beauté plus canonique et un sourire lumineux, proche des évanescences de La Ligne rouge. (...) Notre héroïne, aussi forte et sportive qu’elle est pure et confiante, devra faire le deuil de la trahison de son premier amour. Sa mythique virginité n’est pas déflorée à l’écran. C’est un instant fugace, étranger à l’union spirituelle des deux héros, que le spectateur doute même d’avoir contemplé. Le cinéaste filme en gros plans les deux visages puis le mouvement vif des corps libres comme un ballet dans la forêt. Pas de place pour une fétichisation de la Chair. Cette union reprend en écho la grâce de se mouvoir et les gestes rapides associés à l’ensemble de la communauté indienne.

La pudeur définit aussi l’un des traits de caractère du personnage masculin de Bale qui demeure tout au long de la seconde partie du film en retrait vis-à-vis des sentiments de son épouse dont l’affection, née avec la conjugalité, s’oppose au ravissement originel de l’amour pour Smith.

Le héros malickien

John Smith n’arrive pas sur cette île en position de puissance : lié par des cordes qui nouent ses poignets - et annihilent toute force physique - est une image plus juste de ces colons arrivant sur ces terres vierges. Très vite, son ambition et son égoïsme préfigurent son incapacité à faire corps avec les promesses du Nouveau Monde qui s’offre à lui. Sa veulerie ne déroge pas à l’homogène personnalité de la plupart des héros de Terrence Malick.

Les héros masculins de Terrence Malick aiment avec passion dans les deux premiers films. Ils sont capables de pulsions meurtrières aussi violentes que l’engrenage guerrier qui est imposé aux hommes de La Ligne rouge. Leur amour favorise l’aveuglement de l’héroïne mais ne leur épargne pas la folie. Bien que ses héros ne soient ni coupables ni jugés au miroir de leur héroïne, ce sont bien les hommes qui portent en eux la force du passage à l’acte. Terence Malick ne juge pas les actions de ces hommes mais celles-ci sous-tendent une logique pessimiste. Elle fige les personnages masculins à l’origine d’un enchaînement tragique de cause à effet dont ils ne sont jamais les seuls responsables mais qui demeure toujours un puissant accélérateur.

Une fois n’est pas coutume, dans Le Nouveau Monde l’héroïne prend en main son destin. Désavouant la sagesse et la prudence de son père et malgré la mise en garde de son amant (qui craint de la trahir), elle permet alors à la civilisation anglaise de survivre en sauvant le fort primitif originel de la famine. Elle est la Lumière, celle qui guide les Hommes vers cet ailleurs pourtant accessible, mais qu’ils refusent, par peur de l’inconnu, par peur d’être heureux. Dans La Ligne rouge, il existe un tel personnage : Whit, philosophe du bonheur primitif. Sa mort et celle de Pocahontas préludent à l’échec de la paix des civilisations.

L’enfantement et le Nouveau Monde

Terrence Malick fait l’économie de la traversée des océans pour que le spectateur découvre en même temps que Pocahontas les terres et la grisaille monotone de l’Angleterre, son Nouveau Monde. Baptisée Rebecca sur ses propres terres, corsetée, coiffée et habillée au soin des occupants, elle porte un regard émerveillé sur la cour du Roi, qu’on chercherait désespérément sur les visages des colons anglais. Sa générosité se confronte très vite aux espaces cloisonnés et à la nature domptée des architectures civilisées. La morale est sans appel : la légende de Pocahantas est moins une légende indienne qu’un récit mythique des Blancs, une dinde gavée d’une illusoire intégration !

Pourtant, le film comporte une surprenante lueur d’optimisme. Bien que la gangrène « civilisationnelle » soit irrémédiable et que l’héroïne ne puisse retourner sur le sol de la terre mère, l’enfant métissé est signe de recréation, de prolongement et c’est lui qui permet à sa mère de connaître dans le décor de la pelouse anglaise verdoyante les derniers instants de bonheur.

Claudine Le Pallec Marand




Une fresque magistralement mise en scène, d’une beauté visuelle stupéfiante. La nature surpassant l’homme et l’homme surpassé par sa nature.

L’argument : Virginie, XVIIe siècle. Les colons anglais débarquent sur une terre vierge, habitée par les Indiens Powhatan. La "civilisation" ne parviendra pas à comprendre les "sauvages". La nature, jardin d’Eden, deviendra l’Amérique, terre d’ambition. Un homme seul, John Smith, semble attiré par la pureté des Indiens, et par la fille favorite de leur chef, Pocahontas.

Notre avis : Avec quatre films en plus de trente ans, Terrence Malick est le réalisateur américain le plus rare, mais aussi le plus précieux de notre époque. Son dernier chef-d’œuvre, La ligne rouge, datait de 1998. Il y peignait la bataille de Guadalcanal avec une profondeur poétique et une analyse des sentiments humains unique, laissant la nature parler, le vent souffler dans les herbes au milieu du tumulte et la pluie ruisseler sur les corps blessés. Elevé dans les plaines du Texas et de l’Oklahoma, Terrence Malick filme comme personne les espaces et la nature dans toute sa splendeur. Une fois encore, elle est le personnage central du Nouveau Monde.
Fresque épique, historique et légendaire, ce film fleuve (2h30) casse les conventions narratives, se débarrasse presque intégralement de la carapace des palabres pour laisser parler les silences, les espaces et les sons. Wagner ouvre et ferme à juste titre cet opéra de l’Amérique des Indiens, de l’Amérique vierge, à l’aube de son "viol" par les colons. Mais ce sont les bruits de la nature, ses silences, ses frémissements que filme Malick ; et comme des correspondances, les caresses de ses héros, John Smith (Colin Farrell, peut-être un peu trop beau et sexy pour être totalement crédible) et Pocahontas (magnifique Q’Orianka Kilcher, seulement quinze ans).
L’histoire du Nouveau Monde, c’est avant tout celle de cette jeune Indienne, incarnation de la pureté, et qui, plongée au cœur du monde "civilisé", parviendra à rester fière, digne des valeurs de l’Amérique originelle : l’absence de jalousie, d’égoïsme, d’ambition. Ce mythe du bon sauvage, Malick le développe sans cesse, par la bonté et la simplicité des Indiens, leur douceur, mais aussi leur fierté face à des colons rongés par la colère, qui succombent aux maladies, crient, ragent, se battent entre eux ; et ravagent la nature, à son tour symbole d’un corps vierge et innocent, mais terriblement fragile. Cette métaphore filée, qui évite tout manichéisme sans pour autant taire sa pensée, parcourt le film de bout en bout.
Pour les besoins de son histoire, Terrence Malick, fasciné par sa jeune interprète, filmera Pocahontas jusque bout de son voyage "civilisateur". Pour mieux souligner la bonté de son cœur, et celle qui peut vivre en tout être, même chez les colons. Mais c’est avant tout la relation muette, les jeux entre John Smith et Pocahontas, leur communion avec la nature, qui portent le film aux sommets. Malick y filme des sensations, celle des pieds nus sur l’herbe humide, des frissons du vent sur la peau, de l’orage naissant et de ses souffles dans les cheveux. Dans ces instants uniques, il illustre la force poétique et la vision à part de son cinéma, célébration de la nature végétale et humaine dans toute sa fragilité, ses élans et ses colères.


Frédéric Mignard
Pierre Langlais


Les paradis perdus de Terrence Malick


Ce cinéaste secret livre son quatrième film en trente ans, “le Nouveau Monde”. Un nouveau chef-d’œuvre sur la quête d’une impossible harmonie.

C’est une discrétion qui confine au scandale. À notre époque de tout-communication, un cinéaste qui exige par contrat de ne jamais avoir à donner d’interview ni à se faire prendre en photo, qui plus est qui disparaît pendant vingt ans sans donner de nouvelles… De là à forger à Terrence Malick une réputation de reclus paranoïaque à la Salinger, il y a un pas que beaucoup ont franchi. Mais ses amis et collaborateurs démentent : certes décrit comme cyclothymique et psychorigide, l’homme mène une vie normale, est timide et plutôt humble, n’aime pas les interviews et trouve réducteur qu’un artiste commente lui-même son œuvre. Pour la même raison qu’il préfère travailler avec des acteurs peu connus, le cinéaste veut éviter que son image ne s’interpose entre son travail et le public.


Le mystère qui entoure cet homme anguille n’est rien à côté de l’autre, plus grand, plus essentiel : le mystère de l’œuvre. Quatre films, quatre chefs-d’œuvre inclassables, répartis sur plus de trente ans. La Balade sauvage, film indépendant qui le révèle en 1973, les Moissons du ciel, tourné en 1976 mais sorti seulement en 1979, après plus de deux ans de montage ; puis un silence de vingt ans avant l’inespérée Ligne rouge (1999), qui reprend tranquillement les choses comme si le temps avait été aboli ; enfin, sept ans seulement (!) plus tard, le Nouveau Monde, qui sort sur nos écrans ce 15 février : comme ses prédécesseurs, un film à la beauté envoûtante et magique où l’histoire, ici celle de Pocahontas, est passée à la moulinette d’un art narratif très personnel, où le temps et l’espace se brouillent, où le récit semble moins compter pour lui-même que comme prétexte à apprivoiser une poésie capturée on ne sait trop comment. Des films qu’on peut revoir à l’infini sans en épuiser le charme et le secret, aussi étranges que leur créateur, d’une beauté qui fuit le tape-à-l’œil pour lui préférer l’évidence envoûtante, aussi singuliers que l’itinéraire d’un cinéaste qui a refusé de se couler dans le moule des compromissions hollywoodiennes, fût-ce, peut-être, pour pouvoir demeurer un homme normal.
Né en 1943, dans le Texas ou l’Illinois selon les sources, fils d’un ponte de l’industrie pétrolière sudiste, Malick fait ses études de philosophie à Harvard et à Oxford, rencontre Heidegger qu’il traduit en américain, donne des cours au MIT avant d’étudier le cinéma. Après quelques travaux de scénariste (notamment du rewriting sur l’Inspecteur Harry), il tourne en 1973 son premier film, pour un budget dérisoire. Joué par deux acteurs alors inconnus, Sissy Spacek et Martin Sheen, la Balade sauvage raconte la fuite tragique de deux amoureux irresponsables, accumulant les cadavres sur leur route sans avoir l’air de se rendre compte de ce qu’ils font. S’inspirant d’un fait divers réel, Malick fait l’inverse de ce que feront ceux qui s’engouffreront à sa suite dans ce créneau : sans aucunement magnifier la violence, il parvient à glacer le spectateur d’horreur tout en maintenant l’empathie pour des personnages déboussolés et inconscients. Et satirise la sanctification de la célébrité en Amérique, dans une scène incroyable où l’on voit le jeune meurtrier interviewé comme une rock star par les policiers qui l’ont arrêté et dont il a abattu les confrères.
Au-delà de l’anecdote, la Balade sauvage révèle un metteur en scène d’une incroyable maîtrise, aux images d’une légèreté stupéfiante. En introduisant un commentaire en voix off, qui ne commente pas l’action mais livre les ruminations intérieures de la narratrice, il invente un ton qui donne à son film une puissance méditative inédite – procédé qui deviendra l’armature de tous ses films, comme une signature en bas de tableau.
Les Moissons du ciel, à nouveau interprété par des inconnus destinés à la gloire, Richard Gere et Sam Shepard, et récompensé d’un prix de la mise en scène à Cannes en 1979, précise les fondamentaux du cinéma de Malick : la voix off à nouveau, l’omniprésence de la nature, déjà sensible dans la Ballade sauvage, mais encore renforcée dans cette histoire d’adultère tragique qui a pour cadre les moissons au Texas, dans les années 1900 ; la caméra d’une mobilité constante, avec ses mouvements imperceptibles qui s’attardent sur les personnages avec une attention discrète et insistante. Le film explicite la dimension mystique qui va devenir de plus en plus forte dans le cinéma de Malick. Refusant de juger ses personnages d’amants manipulateurs («Chacun de nous est moitié ange, moitié démon », dit la narratrice), il les regarde comme des êtres en perdition dans un monde dont ils ont égaré les clefs, tentant vainement de reconstituer un paradis perdu, tentative évidemment vouée à l’échec : ici la référence biblique est d’autant plus évidente qu’une pluie de sauterelles s’abat sur la récolte, finalement détruite par un feu purificateur.
Pas de film de Malick d’ailleurs sans un incendie, le cinéaste portant une attention toute particulière aux éléments, capable d’interrompre le tournage pendant des heures en attendant tel rougeoiement dans le ciel, ou détournant ses cameramen du plan de travail pour voler l’image de tel oiseau rare…
Puis vient le silence… Que fait Malick pendant ces années d’absence ? Il s’installe à Paris, se marie avec une Française, part dans de longues équipées pour observer les oiseaux, collabore à quelques scénarios, dont celui de Will Hunting, travaille à différents projets de films qui n’aboutissent jamais – dont l’un, pharaonique, sur la genèse du monde – ou échoient à d’autres (Elephant Man). En 1996, il réapparaît comme producteur d’Endurance, un film sur le marathonien Haïlé Gébrésélassié. Dès lors, la rumeur se répand : Malick va revenir derrière la caméra. Malgré l’insuccès commercial de ses deux premiers films, les acteurs les plus célèbres d’Hollywood – Johnny Depp, Brad Pitt, Leonardo DiCaprio, Nicolas Cage, Kevin Costner – font antichambre pour en être.
Il y aura certes des poids lourds dans la Ligne rouge (Travolta, Clooney) mais, à l’exception de Sean Penn, exclusivement dans des petits rôles. Pour cette évocation de la bataille de Guadalcanal, adaptée d’un roman de James Jones, Malick invente le film de guerre contemplatif : s’il comporte quelques scènes de combat inoubliables, le film est surtout l’occasion d’une méditation poignante sur le mal, sur fond d’images d’une beauté magique. Se mêlant jusqu’à former la voix d’une conscience collective, les différents narrateurs s’interrogent inlassablement pour tenter de comprendre pourquoi l’univers est divisé contre lui-même, et comment parvenir, malgré tout, à la quête de l’harmonie au sein même du chaos – l’un des morceaux de la sublime partition, symboliquement, est le Unanswered Question de Charles Ives. Seul le soldat Witt (Jim Caviezel, le futur Jésus de Mel Gibson) trouvera la réponse, dans une mort sereine et librement consentie.
Cette quête d’une impossible harmonie terrestre, on la retrouve au cœur duNouveau Monde. L’action se situe en 1607, à l’arrivée des premiers colons anglais en Virginie. Dès le début du film, les amateurs de Malick sont en terrain familier : sur une partition envoûtante de Wagner, un bateau se glisse sur un fleuve d’Amérique, épié par les indigènes avec une fascination à peine encore mêlée de crainte ; puis les colons mettent pied à terre, avançant prudemment dans les hautes herbes, comme les GI de la Ligne rouge. En voix off, Pocahontas Implore : « Viens, Esprit, aide-nous à raconter l’histoire de notre terre. »
D’emblée, on est captivé par ces images d’une beauté hypnotique, qui semblent l’expression d’un cinéma à l’état pur, d’une fluidité libérée de toute contrainte. On a dit que si Malick prenait tellement son temps, c’est parce qu’il visait à atteindre la pureté d’une goutte tombant dans un plan d’eau : et il y parvient en effet. Et l’on sent d’ores et déjà que le film sera le récit de la vaine recherche d’un nouveau paradis terrestre, où les hommes, pensant fonder une société enfin libre de tout vice et de toute injustice, ne parviendront comme toujours qu’à traîner derrière eux leurs sempiternels tourments, querelles et désillusions, qui sont l’inéluctable terreau de l’humaine condition.
L’histoire, donc, est celle de l’amitié amoureuse entre un aventurier anglais, John Smith (Colin Farrell), et une jeunesse princesse indienne appelée Pocahontas – surnom qui désigne une jeune fille d’allure libre et d’humeur folâtre –, qui empêche son père de mettre à mort l’envahisseur, et qui servira de trait d’union entre les deux communautés, instaurant une brève coexistence pacifique, condamnée à l’échec. D’origine quechua, la jeune Q’orianka Kilcher, 15 ans, illumine le film de sa grâce joueuse, gambadant avec l’innocence d’un jeune faon, malicieuse et fraîche comme l’aurore du monde, « si belle que le soleil lui-même s’émerveille lorsqu’elle apparaît ». Autour d’elle et de son amour aérien et sans phrases pour John Smith, Malick bâtit des scènes élégiaques, d’une légèreté absolue, qui confirment qu’il est le meilleur peintre de la tendresse amoureuse. À plusieurs reprises, au risque d’irriter le spectateur pressé ou habitué à une narration classique, il en oublie son récit, se contentant de regarder vivre ses personnages : on n’est plus alors dans la fiction, mais dans une sorte de poésie pure où le cinéaste n’a ni prédécesseur ni égal.
John Smith pourtant se refuse à l’amour de Pocahontas : recul d’un homme déchu devant pareille innocence, conscience que cette fusion harmonieuse des cultures est une utopie, appel d’une vie plus aventureuse ? Smith retourne en Angleterre, Pocahontas devient l’otage des Anglais qui s’en servent comme d’un bouclier humain, elle adopte leurs mœurs, épouse la foi chrétienne puis un autre colon, John Rolfe (Christian Bale). C’est un second roman d’amour qui commence, moins élégiaque mais tout aussi beau, qui n’est plus l’attraction rayonnante de l’altérité, mais un lent et patient apprentissage de la confiance. Ce second roman se termine en Angleterre, où Rolfe a emmené Pocahontas et quelques autres Indiens pour les présenter au roi James. Et ainsi qu’il nous a fait découvrir le Nouveau Monde avec les yeux des hommes de l’Ancien, Malick réussit alors le prodige de nous faire voir le Vieux Continent avec les yeux stupéfaits des Indiens, comme si nous aussi le découvrions pour la première fois : et, miracle du cinéma, cette étrangeté est encore plus grande que la première.
C’est là le génie de Terrence Malick : le plus grand peut-être, à coup sûr le plus poète des cinéastes en activité parvient à nettoyer notre regard pour nous faire regarder toutes choses comme nouvelles. Son cinéma exhale un profond amour de la nature et des hommes, ceux-ci blessés et cherchant éperdument une plénitude qu’ils ne peuvent trouver en eux-mêmes; tandis que la nature, un temps troublée par leurs querelles, finit toujours par retrouver une impassibilité qui semble de l’indifférence, mais qui est le reflet déformé d’une autre harmonie, qui n’est pas de ce monde. Terrence Malick le sait bien : le Nouveau Monde existe bel et bien, mais c’est ailleurs qu’il faut le chercher.  


Laurent Dandrieu (in Valeurs Actuelles)




Filmosphère

Première réjouissance, Malick n’a pas attendu 20 ans pour sortir un nouveau film, seulement 7 ans depuis la Ligne Rouge… et son prochain Tree of Life devrait arriver en 2010! Les œuvres du maître se méritent, que ce soit dans l’attente ou à leur découverte, et d’un côté tant mieux car leur rareté fait aussi leur force. Avec le Nouveau Monde, le réalisateur s’intéresse à une histoire connue de tous, celle de la création de Jamestown en Virginie, celle de Pocahontas… enfin, plutôt que d’histoire il conviendrait de parler de légende car à l’époque où Pocahontas sauva John Smith elle n’avait que 11 ou 12 ans, leur relation amoureuse n’ayant jamais été prouvée… mais peu importe, cette légende permet à Malick de poursuivre sa réflexion entamée 32 ans plus tôt et de livrer au 7ème art une de ses pièces maîtresses du XXIè siècle. Un film majeur, ne ressemblant à aucun autre et sur lequel il est bien difficile de poser des mots…

Le réalisateur a beau appliquer les mêmes recettes formelles à chaque nouveau film, on ne peut nier que son cinéma reste en perpétuelle évolution. En fait, même si ce n’est qu’une supposition vu que le bonhomme est plutôt discret, il semblerait que ses films évoluent avec sa vision du monde et alors que jusque là il n’avait jamais franchi la barrière du réalisateur militant, il y a des signes qui ne trompent pas. Notre monde se meurt petit à petit, lentement mais sûrement… On en est tous plus ou moins conscients (on ne compte plus les cris d’alarme) et Malick également. Parmi les nombreux niveaux de lecture de ce Nouveau Monde, il est clair qu’il fait ouvertement sa déclaration d’amour à une nature qui a hanté toutes ses œuvres et qui semble l’obséder mais il dresse un constat effrayant, peut-être plus encore que n’importe quel documentaire, sans pour autant tomber dans des funérailles anticipées. Pour lui, il y a toujours un espoir.



Dans un sens, il vient contredire un de ses propos de la Ligne Rouge, à savoir que l’homme même sans évolution technologique possédait déjà les racines du mal. Car il nous dit ici clairement, par le biais de John Smith et de ses discours intérieurs, que les indiens Powhatans n’ont même pas dans leur vocabulaire les mots représentants des choses mauvaises, qu’ils étaient le bien incarné. Le mal leur apparaît en même temps que les anglais et leurs bateaux gigantesques, leurs armes à feux, leurs palissades, leurs notions de propriété… la première chose qu’ils font en arrivant est d’abattre des arbres! La différence avec ce peuple vivant en communion avec la nature et les esprits de la forêt est telle qu’il n’ont pas vraiment de possibilité de se comprendre…

Et il y a Pocahontas. Elle est à la fois d’une beauté pure, d’une ouverture d’esprit (ou d’une curiosité) très moderne, et elle se pose des questions sur son environnement. Elle rencontre un John Smith qui n’a rien d’un conquérant, il est plutôt un doux rêveur, un idéaliste qui renvoie au personnage de Jim Caviezel dans le film précédent, un personnage typique du cinéma de Malick, sans doute sa façon de s’intégrer au sein du film. On n’assiste pas à un choc de cultures entre ces deux-là, c’est simplement la pureté de leurs âmes et des sentiments désintéressés qui les rapprochent. Entre eux, la relation est magnifique, ne tombe jamais dans les ficelles faciles de la romance à l’américaine… tout y est d’une pureté universelle. Mais entre elle qui communique avec sa mère la nature et lui qui ne peut s’échapper de son statut au sein de l’armée, on sent que ce bonheur si intense ne peut durer éternellement. La peur de la mort, tellement présente dans le monde moderne, aura raison de cette passion.



Derrière une trame d’une simplicité apparente se cache un des plus beaux films sur l’amour. Le Nouveau Monde véhicule des émotions brutes, vraies, à travers le regard d’un réalisateur lucide sur le destin des hommes. Il nous montre à quel point ce sentiment peut être destructeur et comme il nous construit, comment les désillusions nous assassinent et comment l’attente impossible ne se contente pas de nous briser le cœur mais nous enlève notre âme… et tout cela sans jamais céder au pathos facile! Alors bien sur l’histoire est romancée, mais on s’en fout!! Avec le Nouveau Monde, Malick sublime sa grammaire cinématographique en créant une œuvre à la fois dense et plus facile d’accès que la Ligne Rouge.

Bercé par la composition de James Horner (qui pour une fois se renouvelle) et par les mélodies de Wagner qui nous transportent, nous envoûtent puis viennent nous anéantir dans un final à la fois étourdissant et déchirant, le Nouveau Monde est une expérience de cinéma ultime. Tout simplement car chaque spectateur y trouvera de quoi se contenter, ces émotions présentes trouvant un écho dans l’esprit de tout un chacun. Livrant des réflexions profondes et métaphysiques sur des thèmes aussi complexes qu’universels, et qui semblent presque représenter un aboutissement dans la réflexion personnelle du réalisateur, le film réussit à nous troubler durablement et si on est assez réceptif, à nous plonger dans un état quasi hypnotique simplement par la beauté des images et leur portée philosophique…



Avec un choix de casting très discuté, Malick a pourtant tiré le gros lot. Colin Farrell, si souvent décrié (à tort) livre encore une prestation magnétique et enivrante. Christian Bale, même s’il n’apparaît que tard et a donc beaucoup moins de temps à l’écran, trouve là son meilleur rôle loin de tous ces réalisateurs qui l’empêchent de sourire! Et puis il y a Q’orianka Kilcher, véritable révélation, d’un naturel touchant, et qui campe une Pocahontas magnifique.

Niveau mise en scène, une nouvelle fois Malick prouve qu’il n’est pas nécessaire de succomber à un dynamisme outrancier pour créer une réaction sensorielle chez le spectateur. A contre courant, il emmène le cinéma contemplatif dans des contrées inexplorées, nous inonde d’images d’une beauté affolante et jamais gratuites. C’est bien simple, le Nouveau Monde dans son montage sorti en salles (et soit-disant charcuté…) dure un peu plus de deux heures mais il pourrait durer une éternité qu’on éprouverait pas le désir d’en sortir. C’est un film immense, bouleversant, j’espère que le temps fera son travail et le consacrera comme une œuvre majeure, car c’est bien ce qu’il est ! Inoubliable!

Nicolas Gilli


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